Le boulanger solaire

« Ingénieur artisan », Arnaud Crétot a créé une activité de boulangerie et de torréfaction en Normandie. Sobre, et rentable.

Vanina Delmas  • 26 octobre 2022 abonné·es
Le boulanger solaire
© Devant sa machine solaire, Arnaud veille sur la cuisson de ses fournées. (Photo : Vanina Delmas.)

En cette veille d’automne, le soleil inonde abondamment les collines de la Seine-Maritime, redevenues verdoyantes autour de Rouen. Des rayonnements et une chaleur naturelle bienvenue pour qu’Arnaud Crétot mène à bien sa journée dédiée à la fabrication et à la cuisson de son pain au levain. Car, chez lui, le pain est cuit principalement grâce à l’énergie solaire et à une étrange machine installée dans un coin de son jardin, la Lytefire.

Une armature de 11 mètres carrés faite de barres d’acier accueille 57 miroirs, orientés de manière que tous les rayons du soleil convergent vers un unique point situé sur la vitre du four. « Si je mets un bout de bois sur ce point focal, il brûle en quelques minutes », s’amuse Arnaud, qui joint le geste à la parole.

Tous les quart d’heure, il chausse ses lunettes de soleil, observe la position de l’astre dans le ciel et fait rouler de quelques centimètres la structure afin d’optimiser la température. Aucun composant électronique ou écran, pas d’électricité, seulement de la patience – et de la bienveillance envers la météo. En fin de matinée, le four atteindra entre 250 et 300 °C. En attendant, il rejoint son atelier pour finir de pétrir et façonner à la main les kilos de pâte à pain nécessaires pour honorer ses commandes de la semaine.

Inadéquation

Arnaud Crétot aime se définir comme « ingénieur artisan solaire » car, en effet, il a d’abord suivi un cursus classique d’ingénieur à Polytech Nantes avant de plonger ses mains dans la farine. Il se spécialise dans le domaine de l’énergie, mais comprend assez rapidement que le chemin tracé pour les ingénieurs n’est pas vraiment en adéquation avec sa vision du monde et ses ambitions : « On nous apprend à utiliser des outils pour des entreprises existantes qui, selon moi, concourent en fait aux problèmes liés aux ressources énergétiques et au changement climatique. Par exemple, ils considéraient que faire la promotion du tout-électrique était la ligne à suivre pour les énergies renouvelables, alors que cela nous mène droit dans le mur ! »

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Arnaud a « appris à faire du pain avec des paysans boulangers habitués à vivre au rythme de la météo, qui ont souvent un quotidien très sobre en énergie » (Photo : Vanina Delmas.)

Pour lui, un ingénieur ne doit pas rester enfermé dans un bureau d’études, mais plutôt se confronter au terrain pour trouver des solutions intelligentes et adaptées. Il crée l’association des Vagabonds de l’énergie et, en 2010, part avec un ami faire un tour du monde des sources d’énergie, avec en tête l’objectif de constater les impacts sur les sociétés et trouver ce qui pourrait remplacer le pétrole.

Ils visitent une centaine d’installations : les champs gaziers de la mer du Nord, le gazoduc Nord Stream, les mines de charbon du Donbass, des forages pour la géothermie en Turquie, des écovillages en Allemagne…

Triste ironie du sort : leur voyage est interrompu par la catastrophe nucléaire de Fukushima. En revanche, c’est en Inde qu’ils vont rencontrer Eerik Wissenz, qui construit des concentrateurs solaires avec sa société Solar Fire. Une technologie abordable, écologique – et rentable pour les paysans et artisans locaux. Arnaud est conquis et devient directeur technique de Solar Fire en 2014 pour aider à l’évolution de cet outil, en particulier dans les pays en développement.

Déjà au XIXe siècle

Ce voyage est déterminant pour son cheminement professionnel et intellectuel : il constate que la transition énergétique est davantage une question sociologique que technique. « Certains choix d’énergies fonctionnent à tel endroit et pas à un autre, car cela dépend du contexte historique, culturel, géopolitique, mais aussi des habitudes sociales, des usages, des infrastructures existantes… »

Pour étayer son propos, il cite l’exemple de la Turquie, où quasiment tous les toits des immeubles arborent des chauffe-eau solaires parce que « c’est la norme culturelle, un choix par défaut ». Or au Liban, pays limitrophe qui connaît pourtant la même météorologie, l’eau chaude des habitants est produite grâce aux centrales au fioul, et par des groupes électrogènes parce que les coupures électriques sont fréquentes.

Il n’y a pas de sujet technique, car tout a déjà été expérimenté, tout fonctionne déjà quelque part !

« Le concentrateur solaire existait au XIXe siècle et était expérimenté pour alimenter des fours, des imprimeries ou des distilleries car, à cette époque, des économistes alertaient déjà sur l’appauvrissement des ressources de charbon, souligne-t-il. Il n’y a donc pas de sujet technique, car tout a déjà été expérimenté, tout fonctionne déjà quelque part ! »

Le succès des boulangers et des torréfacteurs solaires dans plusieurs pays d’Afrique (Kenya, Ouganda, Tanzanie…) l’incite à franchir le pas. En 2018, il crée donc NeoLoco, hébergé par la Scop 276, et pousse l’ambition encore plus loin : lancer une activité boulangère et de torréfaction à base de produits locaux, cuits grâce à une technique sobre en énergie – le concentrateur solaire – en Normandie. Une première en Europe.

Une question d’organisation

Quid de la réputation pluvieuse de la région ? Tout est, en fait, question d’organisation et d’adaptation, tant dans son quotidien que dans celui de ses clients.

Arnaud confectionne des pains au levain, pour une durée de conservation plus longue, uniquement sur commande. Dans les premiers temps, il a fabriqué jusqu’à 130 kg chaque jeudi, mais aujourd’hui, il tourne plutôt aux alentours de 80 kg. Sa compagne, Gaëlle Flipo, l’a rejoint dans l’aventure et pétrit à son tour tous les mardis.

« J’ai appris à faire du pain avec des paysans boulangers habitués à vivre au rythme de la météo, qui ont souvent un quotidien très sobre en énergie. Ensuite, il faut juste s’organiser en fonction de cette énergie intermittente qu’est le soleil », indique-t-il en jetant un coup d’œil sur le site internet de la météo agricole pour vérifier si des nuages ne viendront pas gêner sa troisième fournée.

Dans ce cas, c’est le four à bois qui prend le relais. Mais Arnaud est catégorique : il y a bien assez de soleil en Normandie pour que son activité soit rentable. Ainsi, pendant six mois, il a cuit du pain une fois par semaine en 100 % solaire et n’en a été empêché que deux fois par le mauvais temps. « Et, ces jours-là, on fait d’autres activités : comptabilité, mise en sachet, démarchage des clients, communication… »

Filières locales

Le « boulanger solaire » voulait aussi se lancer dans la torréfaction de graines locales pour réhabiliter « un savoir-faire oublié et abandonné à l’agriculture industrielle ». Sur le plan technique, aucune difficulté : il suffit d’ajouter un tambour dans le four et d’y glisser les graines.

Mais une réflexion minutieuse a été nécessaire pour élaborer les produits. Pas question d’exploser son bilan carbone en important des grains de café du Guatemala ou du cacao de Côte d’Ivoire. Pour remplacer les cacahuètes de l’apéro, il torréfie des noisettes, des graines de tournesol et de courge avec du vinaigre de cidre maison. Au rayon sucré, il mélange ces mêmes graines à du miel pour en faire des plaquettes réputées tout aussi addictives que le chocolat industriel.

Pour épicer les plats, il fabrique du gomasio à base de lin et de sel de Guérande. Quant à l’alternative au café, Arnaud s’est inspiré des pratiques populaires sous l’Occupation allemande, quand « les gens se sont mis à torréfier ce qu’ils trouvaient à proximité pour remplacer le café, comme des châtaignes ou des pois cassés ». Son café, qu’il a appelé l’Éveil résistant, contient de l’orge mélangé à des lentilles ou à des pois chiches. Même couleur, quasiment même goût, mais pas de caféine.

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Le concentrateur d’Arnaud, une armature de 11 mètres carrés faite de barres d’acier accueillant 57 miroirs, orientés de manière que tous les rayons du soleil convergent vers un unique point situé sur la vitre du four. (Photo : Vanina Delmas.)

Plus de 70 % des ingrédients sont produits ou cultivés localement et en bio. Pour la farine, le cidre, le lin ou le miel, aucun souci. Mais pour le tournesol ou les noisettes, ce n’est pas encore possible ; seul un maillon de la chaîne de production manque à l’appel : « Du tournesol est bien cultivé en Normandie, mais il part dans les filières nationales simplement parce qu’il n’y a pas de décortiqueur à proximité. La noisette est présente dans les bois normands, mais a été délaissée au profit des grandes cultures dans les champs. Des agriculteurs ont toutefois replanté récemment des noisetiers, mais il faut maintenant attendre quelques années pour reconstruire la filière », explique Arnaud, enthousiaste.

Livraisons à vélo

Pour parfaire sa démarche de sobriété, NeoLoco livre ses points de vente autour de Rouen à vélo. Une indépendance énergétique et une organisation de travail sur le long terme qui ont permis de stabiliser les prix depuis le début de l’activité, encore plus précieuses cette année, où les tensions énergétiques et l’inflation des prix des produits alimentaires ont agité tous les foyers et alimenté les discours politiques.

ll faut accepter de vivre autrement, il faut inventer de nouvelles formes d’organisation fondées sur des outils plus sobres et se poser les bonnes questions.

Arnaud est intarissable quand il faut expliquer la vraie sobriété énergétique, les tenants et aboutissants d’une transition vitale, efficace, soutenable et qui rend heureux. Il avoue avoir du mal avec les discours qui s’approprient des notions comme « résilience », « bascule », « sobriété », comme pour saboter les propos de celles et ceux qui sont dans le faire, qui expérimentent ces concepts concrètement.

« La transition énergétique est un laboratoire d’innovation sociale, pas une transition technique. Et la sobriété ne doit pas être une réaction à la dernière minute, mais une réflexion profonde pour rendre le système plus résilient », analyse l’ingénieur-boulanger.

Encore une question de croyances et d’habitudes sociales à déconstruire. « Il faut accepter de vivre autrement, il faut inventer de nouvelles formes d’organisation fondées sur des outils plus sobres et se poser les bonnes questions : comment minimiser les outils ? Comment construire la sobriété ? Et comprendre que le principal n’est pas de produire de l’énergie, mais d’avoir du pain pour se nourrir. » a

Écologie
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