Nos larmes sont politiques

Si nous ne pleurons pas tout le monde, c’est que nous n’élevons pas toutes les morts au rang de catastrophes.

Kaoutar Harchi  • 30 novembre 2022
Partager :
Nos larmes sont politiques
Une supportrice de Lula, lors du résultat de la dernière présidentielle au Brésil.
© JOÃO LAET / Getty Images South America / Getty Images via AFP

Nous pleurons, mais qui pleurons-nous ? Qui est digne de nos larmes ? Et qui en est indigne ? Par ces questions, j’entends attirer l’attention sur nos manières affectives, morales et éminemment politiques de faire face aux catastrophes contemporaines qui adviennent. Ces catastrophes, si meurtrières soient-elles, ne sont pas toujours perçues comme catastrophiques.

Il arrive qu’elles revêtent les habits de l’acceptable. La survenue régulière de la catastrophe affaiblit la possibilité du scandale. La catastrophe cesse alors d’être un événement. En tant que ce qui dure, elle devient le cours du monde. Ce n’est pas tant nous, alors, qui retenons nos larmes, que nos larmes qui ne coulent plus.

La répétition de la catastrophe ne constitue guère l’unique mode d’effacement du catastrophique. Certaines fois, certaines catastrophes ne nous catastrophent pas. Au vrai, nous ne sommes jamais catastrophés que par la chose mauvaise qui aurait pu nous arriver mais qui, par chance, est arrivée à d’autres. D’ailleurs, au lendemain de la catastrophe, c’est bien ce que nous disons : cela aurait pu m’arriver, cela aurait pu être moi.

Une catastrophe est survenue, mais publiquement, collectivement, nous estimons que presque rien ne s’est passé.

L’œil ne se mouille alors que conditionnellement, car pleurer une ou des personne(s) implique une projection, une identification, une reconnaissance. Si nous ne pleurons pas tout le monde, c’est que nous n’élevons pas toutes les morts au rang de catastrophes. Parfois même, certaines morts sont rabaissées au rang de presque rien. Une catastrophe est survenue, mais publiquement, collectivement, nous estimons que presque rien ne s’est passé. Nous gardons alors nos larmes pour nous-mêmes et pour les nôtres.

Je pense aux exilé·es noyé·es, aux ouvriers décédés sur les chantiers, je pense aux victimes des crimes sexuels, des crimes racistes, je pense aux victimes des guerres impériales, aux animaux abattus et à tou·tes ces autres qui, bien que nombreux·ses, ne comptent pas. Tout au plus, ces personnes sont comptées. Ces personnes deviennent des quantités approximatives. Et mortes sans nom, elles redeviennent ces masses anonymes qu’elles étaient déjà de leur vivant.

« La distribution différentielle du deuil public est un problème politique qui a une énorme signification », écrit Judith Butler dans le recueil Ce qui fait une vie (éd. Zones, 2010). Approcher au plus près cette signification nous fait entrevoir à quel point les régimes politiques de la race, de la classe, du genre et des sexualités soumettent nos larmes à une logique d’apartheid. Les vies sont divisées. Il y a les vies perdues dont il nous est permis de déplorer la perte. Nous marquons alors une minute de silence. Et il y a les vies dont on nous a appris à douter qu’elles étaient bien des vies sensibles et qui, disparues, ne parviennent pas à provoquer en nous un sentiment de disparition. C’est là pure injustice.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Idées
Temps de lecture : 3 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc
Le mirage du recyclage
Écologie 21 mai 2025 abonné·es

Le mirage du recyclage

Malgré l’affichage et l’argent dépensé dans le recyclage, notre consommation de ressources naturelles ne ralentit pas. Un paradoxe que pointe un ouvrage – Du bon usage de nos ressources, de Flore Berlingen – appelant à changer radicalement de modèles de production et de consommation.
Par Mathilde Doiezie