Les transfuges de classe pris au piège de leur succès

Les récits de transfuges de classe abondent. S’il est positif de lire ces trajectoires auparavant peu connues, leur multiplication pose problème, faisant écran à la règle de la reproduction sociale.

Rose-Marie Lagrave  • 6 décembre 2022
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Les transfuges de classe pris au piège de leur succès
Une librairie de Leipzig (Allemagne) en avril 2021.
© JAN WOITAS / dpa-Zentralbild / dpa Picture-Alliance via AFP.

Le projecteur mis actuellement (dans la presse dominante notamment) sur les autobiographies de transfuges de classe intrigue et ne laisse pas d’être paradoxal. Le bonheur de lire ces trajectoires auparavant si peu connues est parasité par un je-ne-sais-quoi de tordu. D’un côté, on découvre enfin le parcours de gens issus de classe sociales dominées parvenant à rejoindre des professions dites supérieures ; de l’autre, la multiplication des récits de soi fait écran à la règle de la reproduction sociale.

Tout se passe comme si la focale portée sur ces exceptions statistiquement minoritaires effaçait comme par enchantement le poids des héritages sociaux.

Tout se passe comme si la focale portée sur ces exceptions statistiquement minoritaires effaçait comme par enchantement le poids des héritages sociaux, alors que ce sont des exceptions qui en confirment la règle. Puisque les transfuges parviennent à franchir les frontières sociales, on en déduit que les barrières sociales sont si poreuses qu’on pourrait naviguer aisément du bas au sommet de l’espace social, par le seul miracle d’un ascenseur social censé assurer la promotion des moins loti·es.

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La lecture de ces autobiographies révèle pourtant tout autre chose. D’abord, et c’est salutaire, elles rappellent que les classes sociales existent bel et bien et sont agissantes. En franchir les frontières se paye d’un coût social, d’inquiétudes intimes, d’incertaines bifurcations, et par un accès à des places jamais égales à celles des héritier·es.

En second lieu, à l’adage « quand on veut, on peut », elles opposent le fait empiriquement établi que pour pouvoir vouloir, il faut accumuler différentes ressources et bénéficier du soutien d’allié·es et de collectifs d’ascension, car le parcours d’un·e transfuge est le résultat d’une construction collective bien loin d’un salut individuel.

Il faut s’interroger sur les usages médiatiques et politiques de ces autobiographies.

Enfin, il faut s’interroger sur les usages médiatiques et politiques de ces autobiographies. Elles seraient la preuve sur papier qu’à la dureté et à la violence du monde social succéderait à présent une société plus fluide, moins hiérarchique, au moment où s’intensifient les inégalités et les discriminations. Ce piège politique est un tour de passe-passe consistant à faire de l’exception la règle, en insistant sur le contre-modèle de la figure du ou de la transfuge pour tempérer le poids et le pouvoir des héritier·es.

Ces usages en viennent à faire porter sur les transfuges eux-mêmes les manipulations médiatiques et politiques dont ils font l’objet. Reste que c’est à elles et eux de refuser de se faire les complices des dominants, qui entendent brouiller les frontières sociales en agitant le cas des transfuges.

Annie Ernaux n’est pas tombée dans ce piège : son prix Nobel lui a permis de « venger sa race », et le lendemain de son élection, elle défilait dans la rue avec le peuple de gauche contre la vie chère, pied de nez bien envoyé à qui voudrait récupérer politiquement l’une des figures les plus emblématiques des transfuges de classe.

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