Annie Ernaux à sa juste place

En lui attribuant le Nobel de littérature, les jurés suédois consacrent l’œuvre d’une pionnière qui, à elle seule, a bouleversé la littérature française et au-delà.

Christophe Kantcheff  • 10 octobre 2022
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Annie Ernaux à sa juste place
© Annie Ernaux, en janvier 2021. (Photo : ULF ANDERSEN / AURIMAGES VIA AFP.)

Il est entendu que le jury Nobel a laissé de côté d’éminents auteurs. Mais on ne compte pas ses choix opportuns, parfois audacieux (Bob Dylan). En couronnant cette année Annie Ernaux, les jurés suédois consacrent l’œuvre d’une pionnière qui, à elle seule, a bouleversé la littérature française, puis au-delà, et qui, sans jamais flirter avec l’académisme, bien au contraire, fait désormais figure de classique.

Qu’a accompli Annie Ernaux ? C’était au début des années 1980. À la croisée de Pierre Bourdieu et de Simone de Beauvoir, et après trois livres indirectement autobiographiques proches du roman, elle publie La Place. Une révolution qui ne dit pas son nom.

À partir de la personnalité de son père, qui venait de mourir, la narratrice procède à une ethnographie de son milieu d’origine dans une langue clinique, anti-lyrique. Une langue où la subjectivité de l’Auteur est évacuée, et ce qu’elle suggère habituellement de brio stylistique, au profit d’une recherche de l’authenticité des faits et de la justesse des affects.

Les mêmes critiques ressortent aujourd’hui, marquées au sceau d’un sexisme crasseux.

Résultat : un texte tranchant de vérité, mû par la douleur d’une transclasse, dans lequel nombre de lectrices et de lecteurs, issus du même milieu social, se sont reconnus, mais ne correspondant pas à la norme – si oppressante en France – du « bien écrire » en littérature.

Lire aussi > Annie Ernaux : « La honte est un sentiment révolutionnaire » (2016)

Ce sont les mêmes critiques qui ressortent aujourd’hui, marquées au sceau d’un sexisme crasseux. D’autant que, depuis, Annie Ernaux a développé une œuvre où la condition féminine est au premier plan, qu’il s’agisse de la passion amoureuse, de l’avortement, du viol, du couple ou de la charge mentale.

Se souvient-on de la violence des attaques qui ont accompagné la publication de Passion simple (« obscène », « roman de gare »…)  ? « Annie Ernaux ne brasse que des clichés », entendait-on encore en 2014 dans la bouche d’une critique du « Masque et la Plume ». L’extraordinaire reconnaissance dont a bénéficié l’un de ses plus grands livres, Les Années, les avait en partie fait taire, de même que le succès commercial.

Par l’écriture, Annie Ernaux a « vengé sa race », c’est-à-dire sa classe.

Quant aux accusations d’« antisémitisme » et d’« islamo-gauchisme » qui ont fusé de quelques caniveaux ces derniers jours, elles renseignent sur le niveau d’ignominie de ceux qui les profèrent. Par l’écriture, Annie Ernaux a « vengé sa race » (c’est-à-dire sa classe), comme elle nous le confirmait en mai dernier.

Qu’il soit littéraire ou civique, son engagement auprès des dominés est inconditionnel. À Politis, nous admirons de longue date l’œuvre de l’écrivaine et la femme de combat. Autant dire que l’attribution de ce prix Nobel de littérature, noblement politique, nous réjouit sans réserve !

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Parti pris

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