La démocratie manipulée

Après l’immense succès de la manifestation du 19 janvier dernier, le gouvernement a dégainé ses habituels arguments de « démocratie » et de « pédagogie ». Entre infantilisation et bras d’honneur.

Denis Sieffert  • 25 janvier 2023
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La démocratie manipulée
Emmanuel Macron lors du sommet franco-espagnol du 19 janvier 2023, à Barcelone.
© Ludovic MARIN / AFP

Le gouvernement, décidément, ne déborde pas d’imagination. Après une mauvaise semaine marquée par l’immense manifestation du 19 janvier, ses ministres ont été invités à ânonner sur tous les plateaux de télévision les deux mêmes mots qui refleurissent dans chaque conflit social : « Pédagogie » et « démocratie ». Deux jolis mots, mis hélas à une très mauvaise sauce.

Le premier est un classique du genre : si les Français se mobilisent à une forte majorité contre la réforme des retraites, c’est qu’on leur a mal expliqué. C’est le fameux « déficit de pédagogie ». Quelques ministres se sont timidement avisés que cela revenait à traiter les Français d’imbéciles. Ils n’avaient pas tort. Du coup, l’argument est en perte de vitesse.

Quelle impudence, en effet, que de vouloir expliquer à des femmes et des hommes de quoi leur vie est faite et ce qu’elle va devenir, ou que leur métier n’est pas aussi pénible qu’on le dit. Dans la même gamme, on entend aussi de drôles de choses qui sortent de la bouche de journalistes. Un éditorialiste de France Inter juge par exemple que l’issue du conflit dépend de la capacité du gouvernement à « donner du sens au travail ».

Allez expliquer au terrassier ou à la caissière de grande surface qu’ils ne comprennent pas le sens de leur travail.

C’est tout un monde qui se révèle ici, assez étranger à la rugueuse réalité. Celui de la pure idéologie. Allez expliquer au terrassier ou à la caissière de grande surface qu’ils ne comprennent pas le sens de leur travail. Dans cette rhétorique évanescente, les corps n’ont pas leur mot à dire. La souffrance relève du simple quiproquo. Bienvenue dans le monde de l’immaculée conception !

Soyons juste : plusieurs politistes ont noté que l’argument de la pédagogie, c’est une tentative d’infantilisation de la population. Un rapport d’enseignant à enseigné qui n’a rien à faire dans un conflit social. C’est surtout la négation du conflit social lui-même. Il n’y aurait donc pas d’antagonisme d’intérêts. Mais le gouvernement et le président de la République lui-même usent d’un autre argument tout aussi difficile à entendre. C’est l’argument « démocratique ».

Celui-là ressemble à un bras d’honneur adressé à tous ceux qui ont voté Macron au second tour de la présidentielle : « Vous avez voté pour moi, vous avez donc voté pour ma réforme. » Les légionnaires avaient une formule plus triviale pour soumettre ceux qui avaient « signé… ». Il lui a été beaucoup répondu qu’une bonne moitié de ses électeurs de circonstance (dont l’auteur de ces lignes) n’avaient pas voté pour lui, mais contre Marine Le Pen.

L’argument macronien est dévastateur. Peut-on imaginer mieux pour assurer le triomphe de la candidate du Rassemblement national en 2027 si, par malheur, il n’y a pas un candidat ou une candidate de gauche au casting du second tour ? La revendication d’Emmanuel Macron en légitimité n’est certes pas discutable pour lui-même ; elle l’est en revanche pour les volets de son « programme » qui bouleversent la vie des gens.

La manipulation pose une nouvelle fois avec acuité la question du caractère plébiscitaire de cette élection du président au suffrage universel. L’usage qu’en fait Macron est redoutable pour la démocratie et, jusqu’à un certain point, pour la paix civile. On se souvient ce que Rousseau (Jean-Jacques) écrivait déjà dans son Contrat social à l’adresse des Britanniques, « libres le jour de l’élection des membres du Parlement », mais « esclaves » sitôt qu’ils les ont élus. Et le philosophe ne connaissait pas le 49.3 !

Il existe heureusement une voie médiane entre le scrutin plébiscitaire et la révolte. C’est ce qu’on appelle la démocratie sociale. Il faut pour cela que le pouvoir exécutif entende les syndicats, tienne compte de l’état de l’opinion, et n’agisse pas comme le dépositaire exclusif d’intérêts économiques minoritaires.

La semaine n’a pas seulement été mauvaise pour le gouvernement en raison du succès de la manifestation du 19 janvier, et de l’unité syndicale réaffirmée pour le 31, mais aussi parce qu’un autre argument est tombé. Celui de l’urgente nécessité d’une réforme.

Le président du Conseil d’orientation des retraites lui a porté, le jour même de la manif, le coup de grâce. « Les dépenses de retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées », a déclaré Pierre-Louis Bras, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Même cet honorable haut fonctionnaire a besoin d’une sérieuse pédagogie ! Enfin, on sent que le doute s’empare de l’exécutif quand on entend Élisabeth Borne affirmer que nous avons affaire à « une réforme féministe ». Il fallait oser ! 

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