Le Planning est dans le pré

Une antenne du Planning familial a ouvert à Saint-Yrieix-la-Perche, petite commune de Haute-Vienne. Une histoire de féminisme, de militantisme et de résistance en milieu rural.

Zoé Neboit  • 11 janvier 2023 abonné·es
Le Planning est dans le pré
Johane, coordinatrice du Planning, avec les bénévoles Gabrielle et Bénédicte, avant une animation.
© Zoé Neboit

L’épais et glacial brouillard matinal de décembre enveloppe les murs de pierre de la vieille ville. Il a neigé la nuit dernière, et dans les rues pavées il n’y a pas un chat. Pourtant, dans les chaumières, ça fume et ça bouillonne.

Autour d’une table dans le salon d’un petit appartement, des femmes échangent avec animation, entourées de revues féministes, de posters et de flyers sur le consentement et l’autodéfense. On pourrait se croire dans n’importe quelle antenne du Planning familial à Paris, Toulouse ou Strasbourg à un détail près : quand elles s’y retrouvent, les bénévoles partagent traditionnellement un creusois, spécialité locale à la noisette.

En quelques années, la commune a perdu près de la moitié de ses gynécologues.

Commune rurale de 6 700 habitants, Saint-Yrieix-la-Perche confond les préjugés qu’on pourrait facilement lui imposer. Au sud de la Haute-Vienne, pas loin de la Dordogne et de la Corrèze, elle est idéalement située dans ce qu’on appelle vulgairement « la diagonale du vide », ironisent ses habitants.

Le concept, caricatural, très connoté et hautement décrié par les géographes, ne veut pas dire grand-chose, sinon ceci : l’abandon par l’État de ces zones rurales. 

45,7 % des habitants de Haute-Vienne vivent dans un désert gynécologique.

En janvier 2022, le centre de planification du centre hospitalier fermait et, avec lui, le seul lieu où se pratiquaient des IVG, le dépistage anonyme et gratuit du VIH, mais aussi un espace d’accueil et d’échange autour des thématiques de sexualité, de violence ou de maternité. Après le récent départ et le non-remplacement de deux gynécologues sur cinq, c’est une situation dramatiquement banale qui s’installe dans le coin. 

Saint-Yrieix-la-Perche se trouve à 45 minutes de Limoges et une heure de Périgueux en voiture, les deux « grandes » agglomérations les plus proches. UFC-Que Choisir estimait dans une étude parue en novembre 2022 sur la fracture sanitaire en France, que 45,7% des habitants du département vivent dans un désert gynécologique. C’est deux fois plus que la moyenne nationale.

Le problème aurait perduré si un petit groupe informel d’amies et de militantes ne s’en était saisi pour conduire à l’ouverture d’une antenne du Planning familial en septembre 2022. 

L’ouverture du Planning a attiré des bénévoles de Dordogne, Corrèze et même de la Creuse.

Dans l’histoire, au départ, il y a un groupe de parole mis en place deux ans auparavant « pour parler de sexualité entre nous », explique l’une d’elles. Parmi les protagonistes, on trouve Anne, institutrice et bénévole d’autres antennes avant son emménagement dans la région ; Alice, la sage-femme native du coin, pour qui « revenir travailler ici constituait un acte militant » ; Élise, qui bosse dans le social et dirige des colonies de vacances à la sauce éduc’ pop’ ; et puis il y a Johane, qui enchaîne les contrats courts en élevant ses deux filles.

Alice, native de Saint-Yrieix, est revenue s’installer en 2018 comme sage-femme.
Alice fait partie du noyau dur à l’origine du Planning. Elle raconte la problématique de son travail ici.

« Un jour, au bout d’un an environ, on a été contactées par le Planning familial, qui nous a dit : “On est au courant que vous êtes motivées pour faire quelque chose. On serait très intéressés de créer une antenne à Saint-Yrieix. Est-ce que ça vous dirait de mener le projet ?” » raconte Johane, les yeux pétillants.

L’association leur propose de financer un poste à mi-temps, mais personne n’a le temps, l’idée paraît trop ambitieuse. Il est même question d’abandonner le projet, avant que la trentenaire ne se propose timidement. « Je ne m’y attendais pas du tout », sourit celle qui se décrivait volontiers comme introvertie et mal à l’aise en public.

Johane est la seule salariée à mi-temps, qu’elle partage avec des formations où elle doit se rendre jusqu’à Bordeaux.

Quelques mois plus tard, après avoir suivi une formation de conseillère conjugale et familiale et rassemblé son courage, Johane revêt ses habits d’animatrice coordinatrice de la jeune antenne, avec déjà près de 25 bénévoles en soutien.

S’il faut du temps pour que l’information circule, toutes mesurent à quel point leur travail ici comble un vide. Trois mois après l’ouverture, une femme habitant dans un village voisin a appelé le numéro vert assuré par les antennes locales pour une IVG hors délai.

« Elle ne savait pas qu’on existait, elle était un peu perdue. On l’a rencontrée plusieurs fois et on l’a accompagnée pour qu’elle se fasse avorter en Espagne », raconte Anne.

Depuis l’ouverture, les idées fusent : « Moi, j’aurais envie de créer un espace pour les personnes queers, parce que c’est vrai qu’à la campagne on se sent toujours très seul·e », suggère Alix (1). Elia, quant à elle, rêve d’« animer des cafés d’échange de parents pour apprendre à parler aux ados ».

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Le prénom a été changé.

Ce soir-là, les bénévoles ont organisé une ­projection-débat du film Annie Colère, de Blandine Lenoir. Un film sur l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) dans les années 1970, au cinéma Arévi de Saint-Yrieix, le seul dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres.

« On vient de recevoir un message d’une dame, ancienne militante du Mlac, qui ne pourra pas venir ce soir mais qui nous félicite d’organiser ça », lance à la cantonade Anne. « Oh tiens ! C’est pas la femme de celui qui vend du miel ?» demande Johane. « La spécificité du milieu rural, c’est que tout le monde se connaît », constatent les deux femmes.

Lors d’une rencontre entre bénévoles, Johane, Alix, Christine et Elia échangent sur la problématique de la sociabilité rurale.

C’est pour cela que le T2 qu’elles occupent face à la gare depuis septembre bénéficie d’un emplacement « idéal ». Elles savent que les ­raisons pour lesquelles on vient au Planning peuvent être sensibles et que les murs ont des oreilles. La petite rue à l’écart du centre-ville est peu empruntée. Les allées et venues restent discrètes.

Et s’installer n’a pas été une mince affaire. Le maire, Daniel Boisserie, qui « soit ne se rend pas compte, soit se désintéresse ouvertement du projet », d’après Johane, ne leur a accordé ni subvention ni prêt de local, comme cela se fait souvent dans d’autres villes. Il n’est d’ailleurs jamais venu les rencontrer. Leur hébergement n’a été rendu possible que par l’intermédiaire d’une conseillère départementale, sympathisante du projet. Contacté, l’ancien député PS n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Le Planning intervient auprès des jeunes du coin, ici à la mission locale rurale.

D’autres collectivités ont bien compris l’intérêt de l’ouverture de cette institution historique du mouvement féministe. Plusieurs animations sont mises en place dans l’un des lycées du secteur, avec la complicité de l’infirmière scolaire, Christine, également bénévole active. « Les jeunes ici ont besoin de nous. Souvent, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes est celle de gens pas intelligents », déplore Élise.

 Les jeunes ici ont besoin de nous. Souvent, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes est celle de gens pas intelligents.

La mission locale rurale, qui encadre des 16-25 ans sortis du système scolaire, a aussi ouvert ses portes aux animatrices. Aujourd’hui, c’est Gabrielle et Bénédicte, 24 et 43 ans, qui pour la première fois vont discuter avec des jeunes femmes sous contrat d’engagement jeune. « J’ai découvert le Planning pour ma première IVG, il y a vingt-quatre ans, s’émeut Bénédicte, je fais partie des femmes qui sont montées en puissance avec #MeToo. »

À la mission locale rurale, les bénévoles du Planning ont formé un cercle avec Sarah, Claudia, Océane, Alexia et Marie-Andrée dans une petite salle au lino beige. Toutes âgées de 19 à 21 ans, elles ne se connaissent pas et lèvent d’abord un sourcil sceptique devant les jeux de brise-glace. Il faut dire qu’elles ont été contraintes par leurs tuteurs de participer à une animation « sur le thème de la santé »

L’une des missions de l’antenne est de créer des espaces libres de paroles autour de l’intime, moins accessibles que dans des villes.

Mais lorsqu’il a fallu débattre sur les thèmes « C’est facile de dire non », « Quand on est une femme, il faut faire attention à sa tenue », ou « La jalousie est une preuve d’amour », les jeunes femmes renversent les clichés qu’on aurait pu leur attribuer. À la question « Vous considérez-vous comme féministe ? » peu acquiescent.

Et pourtant, c’est le menton relevé que l’une affirme : « Si je veux mettre une minijupe, je le fais. » « Oh ! On est en 2022 ! » renchérit une autre. Et c’est la langue déliée que l’une d’entre elles évoque sa « relation toxique » avec son ex. Les leçons de féminisme ne se distribuent pas toujours là où on les attend. 

Les cinq participantes ne connaissaient pas l’association avant de venir. Après des échanges de rires et quelques larmes, elles se sont toutes inscrites pour participer à de nouveaux ateliers. Une fois leurs graines semées, les bénévoles convergent vers le cinéma.

Dans « La Chorale des Nanars », on retrouve plusieurs visages du Planning.

Et, fait rare, la salle est presque pleine. Autre surprise de la ­soirée : avant la projection, la chorale militante de la ferme de la Tournerie avait sorti l’accordéon, suivie par presque tous les spectateurs. Et c’est sur Debout les femmes, hymne bien connu du MLF, que le rideau s’ouvre sur une autre histoire de féminisme.

La chorale militante interprète Debout les femmes dans le cinéma intercommunal.
Société
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