« Rewind and Play » d’Alain Gomis : la solitude du pianiste

Pour réaliser son film, Alain Gomis a utilisé les rushs d’une émission télévisée de 1969 avec Thelonious Monk. Édifiant sur le racisme inconscient et la machine médiatique.

Christophe Kantcheff  • 10 janvier 2023 abonné·es
« Rewind and Play » d’Alain Gomis : la solitude du pianiste
Thelonious Monk en récital au studio 104 de la Maison de la radio, à Paris, en 1964.
© Sarah Blum

Rewind and Play / Alain Gomis / 1 h 05.

En septembre 1969, Thelonious Monk est de passage à Paris pour un concert à la salle Pleyel. En tournée européenne – la veille au soir, il était à Bruxelles –, le pianiste au style inimitable est, depuis le début des années 1960, au faîte de sa gloire.

La télévision française en profite pour organiser un tournage dans l’après-midi même, où Monk répondrait à des questions et jouerait quelques titres. L’émission, d’une trentaine de minutes, fut diffusée peu de temps après.

C’est cette émission qu’Alain Gomis, actuellement en train de travailler à une fiction sur Monk, a demandé à voir auprès de l’Institut national de l’audiovisuel, qui lui a envoyé, en retour, non seulement l’émission elle-même, mais tous les rushs. Résultat : deux heures à visionner, dont il a tiré Rewind and Play.

Si Alain Gomis montre ce matériau que le public n’était pas censé voir, c’est parce qu’il témoigne d’un mécanisme médiatique à l’œuvre rarement mis au jour. D’un côté, installé à son piano, Thelonious Monk n’est certainement pas le « bon client » que la télévision affectionne. Peu disert, comme à son habitude, il est pourtant ici affable, coopératif et endurant.

Pulsions immaîtrisées

En face, son interlocuteur est debout, les avant-bras posés sur l’instrument – à elle seule, cette position instaure une situation d’inégalité. Le journaliste pose des questions d’ordre biographique, souvent inessentielles, et se révèle maladroit quand il assène au musicien qu’à sa première apparition en France, en 1954, le public avait du mal à le comprendre car sa musique était d’« avant-garde ».

Monk revient alors sur cet épisode. Il explique que rien n’avait été prévu pour lui, qu’il lui avait fallu faire des pieds et des mains pour avoir des musiciens à ses côtés, qu’il a été de tous le plus mal payé. Il ajoute : « J’étais pétrifié. » Mais ces propos-là ne conviennent pas au journaliste. Trop négatifs, ils ne cadrent pas avec ce qu’il attend. « It’s not nice ! » lance-t-il au musicien, qui ne peut comprendre une telle assertion. « It’s not nice ? » répète celui-ci, interloqué – phrase qu’Alain Gomis a choisie pour sous-titre de son film.

Ce qui est capté là porte un nom : le racisme. Un racisme involontaire, inconscient. Dans le monde du jazz, le journaliste qui mène l’émission n’est pas n’importe qui : il s’agit d’Henri Renaud, lui-même pianiste ayant joué avec Max Roach, Al Cohn ou Kenny Clarke.

Il a eu des responsabilités dans la maison de disques CBS, et est notamment le coauteur d’un dictionnaire du jazz qui a compté. Henri Renaud n’a rien d’un raciste assumé, mais il a, comme tout un chacun, des pulsions racistes, ici immaîtrisées.

On le voit aussi sans gêne : il commente instantanément les échanges entre Monk et lui avec le réalisateur de l’émission (qui se tient en off), parfois de manière désobligeante. Il le fait en français, le musicien n’en comprenant un traître mot.

Comme un animal de foire

C’est la logique médiatique qui est ici en cause. L’émission doit correspondre à un certain standard, que le journaliste a en tête, et tout ce qui en déroge n’a pas sa place. Monk est tenu pour un phénomène. On oserait presque dire : comme un animal de foire. Il doit aussi exécuter les morceaux qu’on lui demande de jouer, quel que soit son niveau de fatigue.

Les techniciens filment (plutôt bien), sans discontinuer, y compris pendant les pauses. Thelonious Monk, suant à grosses gouttes devant son clavier, paraît terriblement seul et soumis aux desiderata d’autrui. Une seule chose résiste, inaltérable, indifférente aux désagréments alentour : sa musique. Monk fait toujours aussi merveilleusement sonner son piano, travaillant sa matière sonore et rythmique comme un sculpteur.

C’est à un autre corps à corps qu’on assiste alors, autrement plus impressionnant que les médiocres échanges de l’interview passant par les mots. Ce sont là parmi les derniers feux de Thelonious Monk. Quelque temps plus tard, il cessera définitivement de jouer et, reclus dans le silence, mourra en 1982.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes