« La guerre a transformé nos expressions artistiques »

Très reconnue en Ukraine et à l’étranger pour ses gravures, Olesya Dzhurayeva explique comment l’agression russe a bouleversé sa vie, et en particulier, pendant les premiers mois, sa pratique artistique.

Christophe Kantcheff  • 22 février 2023 abonné·es
« La guerre a transformé nos expressions artistiques »
© HENDRICK LIERSH.

Traduction de l’ukrainien par Iryna Sobchenko.

Née en 1982 au Tadjikistan, Olesya Dzhurayeva est arrivée en Ukraine à l’âge de 7 ans. Elle vit et travaille à Kyiv. Son œuvre de gravure est reconnue dans son pays et de par le monde. Nous l’avons interrogée par visioconférence sur ses conditions de vie, en particulier celles de sa vie d’artiste, depuis un an.

Avez-vous été surprise par l’agression de la Russie contre l’Ukraine, lancée le 24 février ?

Olesya Dzhurayeva : Ni moi ni mes proches n’étions prêts quand l’invasion a commencé. Nous ne voulions pas croire que c’était possible, même si ce qui est arrivé est la suite du processus entamé en 2014 avec l’invasion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. Mais personne ne pouvait prévoir une agression d’une telle ampleur. En plein centre de l’Europe, au XXIe siècle, c’était inimaginable.

Les autorités ukrainiennes avaient-elles prévenu de l’imminence de l’attaque ?

Non. Peut-être a-t-on voulu éviter la panique. Tous mes amis vivant en Europe ou aux États-Unis m’en parlaient. Pour eux, il n’y avait pas de doute : les Russes s’apprêtaient à attaquer l’Ukraine. Cela dit, le 23 février, je savais que quelque chose allait se produire parce que, à 22 heures, un message de l’école où étudient mes filles nous a prévenus qu’en cas d’attaque les élèves seraient menés dans un refuge antiaérien. C’était la première information officielle de ce type. Ce soir-là, mon mari et moi avons pensé que je pourrais partir en avion avec les enfants à Berlin pour un certain temps, mais c’était trop tard.

Quelles ont été vos premières réactions le 24 février, au moment de l’attaque ?

Nous nous sommes réveillés dans une atmosphère étrange. J’avais sur mon téléphone une multitude de messages que mes amis m’avaient envoyés. Ce qui était surtout hallucinant, c’était le bruit des explosions, qui étaient alors encore lointaines. C’étaient des sons et des vibrations que je ne connaissais pas jusque-là.

Nous ne savions pas ce que nous allions faire, mais nous n’avons pas paniqué. Nous sommes tous restés à la maison. Avec mon mari, nous sommes seulement sortis pour faire des courses, parce que nous n’étions pas du tout préparés, nous n’avions pas constitué de stocks, par exemple. Les produits d’alimentation disparaissaient rapidement.

Il fallait aussi que je me procure les médicaments qui me sont nécessaires. Il y avait des files d’attente partout. Nous avons acheté ce que nous avons pu, puis nous sommes rentrés et avons passé notre temps à lire les informations, à consulter les réseaux sociaux, à échanger avec nos amis. Nous avons dormi dans le couloir et mis du ruban adhésif sur les vitres, selon les mesures de sécurité qui étaient recommandées.

Le lendemain matin, j’ai vu des avions survoler notre quartier, qui se trouve dans le centre de Kyiv; je ne savais pas s’ils appartenaient aux forces ukrainiennes ou si c’étaient des Russes. C’était la confusion la plus totale. Dans ces moments, il est difficile de prendre des décisions en connaissance de cause : vous vous fiez à votre instinct.

Je savais que reprendre mon activité artistique me permettrait de redonner du sens à la vie.

Nous avons décidé de partir. Nous n’avons pas de voiture, mais nous avons demandé à un collègue de mon mari, qui nous prêtait de temps à autre sa voiture, quelles étaient ses intentions. Il était d’accord pour partir avec nous. En une demi-heure, nous avons préparé nos affaires. Nous avons rassemblé le minimum d’affaires, pris essentiellement de la nourriture et des vêtements chauds. Nous ne savions pas alors où nous irions, où nous allions dormir, peut-être dans la forêt…

Toutes les routes qui menaient vers l’ouest étant surchargées, nous avons décidé d’aller vers le centre de l’Ukraine, où la voie était dégagée. Au bout de trois heures, nous étions dans la campagne. Finalement, notre point de chute a été la maison de campagne des grands-parents de mon mari. Mes beaux-parents, mon beau-frère et sa famille nous y ont rejoints.

Comment êtes-vous parvenue à reprendre votre activité de gravure ?

Après notre arrivée, nous avons consacré deux ou trois semaines au ménage et à l’organisation de notre existence quotidienne. Nous nous sommes retrouvés à onze personnes dans une petite maison de campagne qui n’était pas adaptée pour qu’on puisse y vivre pendant une longue période en hiver. Elle n’était plus habitée depuis longtemps.

La nuit, je ne dormais pas beaucoup. Pendant la journée, nous étions branchés en permanence sur les actualités et les réseaux sociaux. Mon âme n’était pas tranquille. Nous étions partis sans que je passe à mon atelier, je n’avais pas un seul crayon. Mon mari en a retrouvé, qui étaient utilisés autrefois par les enfants pour colorier leurs albums. Mais je n’ai pas réussi à me concentrer, l’angoisse était trop forte.

Néanmoins, dans ces circonstances, je savais que reprendre mon activité artistique me permettrait de préserver mon état psychologique et de redonner du sens à la vie. Or, un jour, je me suis mise à concasser des noisettes. Mon beau-père m’avait donné une planche en bois où il avait préalablement creusé une entaille pour y installer les noisettes afin de les frapper avec un petit marteau sans écraser le fruit.

Une des gravures de la série «Window of Hope» (Olesya Dzhurayeva.)

J’ai passé plusieurs heures à faire ce travail machinal, repliée en moi-même. J’ai soudain pris conscience que ce petit creux était ma « fenêtre de l’espoir » [Window of Hope, en anglais, titre de la série de gravures entreprise alors par Olesya Dzhurayeva, NDLR]. C’était une révélation inattendue : il suffisait d’imprimer pour avoir une gravure.

Vous ne disposiez pas d’encre ?

Non. J’ai réfléchi au pigment que je pouvais utiliser. Je connais plusieurs techniques très différentes de gravure. J’ai pensé tout d’abord à la peinture à l’huile, parce que c’est un produit courant. Mais, à la campagne et en temps de guerre, nous n’en avons pas trouvé.

C’est en regardant les champs labourés au printemps – malgré la guerre, les travaux agricoles ont été effectués –, ces terres noires, très grasses, du centre de l’Ukraine, que je me suis dit : pourquoi ne pas essayer d’imprimer avec de la terre ? Je me suis souvenue d’une technique japonaise qui utilisait des encres à base d’eau. Et c’est ce que j’ai fait.

C’est en regardant les champs labourés au printemps que je me suis dit : pourquoi ne pas essayer d’imprimer avec de la terre ?

Quand j’ai constaté que ça fonctionnait, j’avais enfin retrouvé un moyen d’exprimer ce que je ressentais ! J’ai mélangé de la terre avec de l’eau, mélange que j’ai appliqué avec un pinceau sur la planche. J’ai mis du papier dessus et j’ai pressé avec une cuillère ordinaire. Tout cela semble simple et rudimentaire. Mais le résultat a dépassé mes attentes. C’était mieux que ce que je pouvais espérer.

Même s’il y a le mot « espoir » dans Window of Hope, ces gravures comportent des hachures, des trous, qui font penser à un paysage heurté, à un paysage de guerre. Considérez-vous que Window of Hope relève d’un art de guerre ?

Toutes les œuvres qui ont été créées depuis le 24 février, même si ces productions ne décrivent pas directement les événements de la guerre, parlent de la guerre d’une manière ou d’une autre. Les artistes ukrainiens vivent cette période en subissant des traumatismes, des blessures, sont traversés par des émotions qui laissent une empreinte sur leur travail. Le contexte de la guerre influe obligatoirement sur l’art.

Comment s’est déroulé votre retour à Kyiv ?

Nous sommes rentrés à Kyiv à la fin du mois d’avril parce que nous savions que c’était possible. C’était le printemps, il y avait du soleil, tout était verdoyant : j’avais cette sensation étrange que, tout en étant en guerre, le monde n’avait pas changé. J’ai retrouvé avec un grand soulagement mon appartement et mon atelier intacts. C’est à Kyiv que j’ai terminé cette série, Window of Hope. Ensuite, j’ai réalisé un travail selon ma technique habituelle, la linogravure, qui s’intitule Always (for another war)

C’est le titre d’un poème écrit par un ami, un historien d’art britannique, Richard Noyce, inspiré par la guerre en Ukraine mais qui concerne toutes les guerres. C’est mon autoportrait, l’autoportrait d’une femme vivant dans un pays en guerre.

Vous avez reçu des messages de soutien venant des milieux artistiques de nombreux pays. Avez-vous été surprise par ces marques de solidarité ?

Depuis une dizaine d’années, j’ai tissé des liens avec des artistes, des galeristes, des historiens d’art et des critiques dans le monde entier. Dès le début de la guerre, j’ai reçu énormément de messages venant de cette communauté artistique internationale.

J’ai reçu aussi beaucoup de propositions pour m’accueillir et quitter l’Ukraine. Mais c’était trop dangereux. Cette solidarité exprimée alors que j’étais réfugiée à la campagne a eu un effet très positif sur moi. Cela m’a aidée à retrouver de la confiance en moi et à retourner à mon travail.

En mai, j’ai été invitée à la Biennale de Venise, où les gravures de Window of Hope ont été montrées pour la première fois. Puis je me suis rendue à Berlin en août pour un autre projet : la maison d’édition de livres d’art Corvinus Presse, avec laquelle je collabore depuis cinq ans, a accepté de fabriquer avec moi le livre Window of Hope, constitué des gravures et de textes. Nous l’avons réalisé en trois semaines.

Est-ce que les artistes ukrainiens ont, comme vous, continué à travailler ?

Je suis restée en contact avec tous mes amis artistes. Certains ont eu plus de temps que moi pour récupérer leur matériel et leurs outils avant de quitter Kyiv. D’autres sont partis comme nous, dans la précipitation. Nombreux sont ceux qui ont subi une forme de blocage. Mais l’être humain s’adapte à toutes sortes de situations.

C’est une sensation effrayante que de vivre dans l’indétermination la plus totale.

Même ceux qui sont restés longtemps abattus, paralysés, ont finalement réussi à retravailler. Après que chacun est revenu à Kyiv, nous avons organisé des rencontres. En Ukraine, des expositions continuent à se tenir. Cependant, beaucoup d’artistes ont considérablement transformé leur expression, leur style. Dans la plupart des cas, leurs œuvres sont devenues plus profondes, plus expressives.

Allez-vous continuer à utiliser la technique que vous avez mise au point à la campagne ?

Je n’en suis pas sûre. Ces deux mois ont incontestablement eu un impact sur ma création. Mais je n’ai pas forcément l’intention de poursuivre avec cette méthode de gravure. Cette technique est apparue en raison des circonstances et dans des conditions où je ne pouvais pas faire autrement. Continuer à l’utiliser constituerait à mes yeux comme une forme de spéculation ou d’instrumentalisation.

Vous êtes actuellement à Vilnius, en Lituanie. Pour quelle raison ?

Je me suis installée ici pendant les mois d’hiver, avec mes filles – mon mari est resté à Kyiv pour son travail. Nous avons pris cette décision quand les coupures d’électricité ont commencé. Lors des deux dernières semaines que j’ai passées à Kyiv, je ne pouvais plus travailler car mon atelier est quasiment en sous-sol. Pendant la journée, il y fait sombre, et sans lumière rien n’est possible. En outre, les bombardements massifs avaient repris. Et sans électricité ni chauffage, c’est difficile avec les enfants. Je retourne à Kyiv début mars.

Aujourd’hui, quel est votre état d’esprit par rapport à la guerre ? Comment envisagez-vous qu’elle se termine ?

Je vis avec cette impression très lourde que la fin de la guerre reste lointaine. C’est une sensation effrayante que de vivre dans l’indétermination la plus totale. On vit au jour le jour sans penser à ce qui va nous arriver dans un mois.

Je ne fais pas de pronostics car c’est source de déception, voire de désespoir. Ce qui est très destructeur. Nous croyons dans les forces armées ukrainiennes, nous croyons dans le fait que notre ennemi s’épuisera, que ses forces diminueront. Nous croyons en la victoire. Il faut rester patient, courageux, et accomplir ce qu’il nous est possible de faire au présent.

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Culture
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