Annie Le Brun : le rêve comme acte de résistance

L’écrivaine, jadis proche de Breton, nous livre une réflexion exigeante sur l’image.

Denis Sieffert  • 17 mai 2023 abonné·es
Annie Le Brun : le rêve comme acte de résistance
© Jean-Luc Bertini - Flammarion.

La Vitesse de l’ombre / Annie Le Brun / Flammarion, 126 pages, 23,90 euros

Avec La Vitesse de l’ombre, Annie Le Brun conduit une œuvre d’une grande cohérence que l’on suit depuis ses travaux sur Sade. Une œuvre absolument singulière, poétique et politique. Avec ce dernier opus, elle nous invite dans son musée imaginaire qui ne s’arpente pas mais vient à nous par surgissements d’images réunies par le souvenir et le fantasme. Une déambulation dont elle dit elle-même qu’elle n’est ni organisée, ni préméditée, et qui commence symboliquement par ce « blanc sur blanc » qui nous suggère que tout est possible pour qui sait encore rêver.

Surgissent cet étonnant cycliste de Duchamp pédalant sur une partition, et ce Jockey perdu de Magritte, ou le regard de défi d’Alfred Jarry jeune adulte. L’œuvre, ici, naît autant de notre propre regard et de ce que nous lui prêtons de dépassement du visible. De ces œuvres qui lui sont « constitutives », Annie Le Brun tire l’« étrange certitude féroce qu’entre [un] autoportrait virtuose de Parmigiano, [un] portrait d’enfance de Roussel, et une photographie de Jarry, il y va de la même chose, à quatre cents ans de distance ». Cette chose, c’est cette « barricade mystérieuse » qui nous protège « de la bassesse du monde ». L’écrivaine aperçoit dans leurs yeux, qui semblent nous observer, comme un refus. Car, comme toujours avec Annie Le Brun, l’œuvre poétique se révèle immédiatement acte politique.

La Vitesse de l’ombre, Annie Le Brun

Qu’ont-elles en commun, cette photo de Lartigue de 1928, qui met au premier plan du port de Marseille une femme qui semble perdue dans sa mélancolie, cette gravure du XVIIIe siècle représentant la Juliette de Sade et sa complice poussant à l’abîme la princesse Borghèse, ces Deux Dames vénitiennes de Carpaccio, de 1490, ou cet Environnement vaginal de Picasso ? Qu’ont-elles en commun, ces images avec cette autre, célèbre, mais à mille lieues, qui surprend Obama et son état-major regardant, on le sait aujourd’hui, l’exécution de Ben Laden par un commando américain à l’autre bout du monde ?

Comme toujours avec Annie Le Brun, l’œuvre poétique se révèle immédiatement acte politique.

Rien, sinon qu’on surprend des personnages regardant ce qu’on ne voit pas, un ailleurs, ou à l’intérieur d’eux-mêmes : « L’image d’une image que nous ne verrons jamais. » Mais plus que ça, ce qui les unit, c’est l’imaginaire d’Annie Le Brun, qui pourrait être le nôtre, en héritant de son « pouvoir d’égarement ». Car si nous prenons le temps de puiser en nous-mêmes, nous les avons toutes et tous, ces retours de mémoire en lisière du conscient. Où donc est la politique ici ? Elle est dans le refus de se laisser imposer d’autres images que celles qui procèdent de l’intime.

« Désir de représenter et représentation du désir »

Là est le propos constant d’Annie Le Brun, qui mène combat contre le trop d’images, comme le « trop de réalité » que dénonçait un ouvrage précédent. Annie Le Brun nous entraîne dans sa galerie sensible où l’on rencontre encore Ingres, Courbet et son Origine du monde, Masson (et son « origine du monde »), Botticelli, et l’humour de Toyen, peintre surréaliste tchèque dont elle avait déjà mis l’œuvre en lumière au Musée d’art moderne de Paris en 2022. Autant de défis à la convention, d’actes de défense de l’image singulière, souvent érotique, presque toujours vertigineuse, comme l’est un fantasme.

Si les mots n’avaient pas fini par dire le contraire de ce qu’ils disent, on avancerait qu’Annie Le Brun brise des tabous, parce que le rêve n’en a pas, et que son sujet omniprésent est le désir, nu ou sublimé : « Désir de représenter et représentation du désir ». Mais les mots sont trahis par le « capital », comme les images qui nous sont imposées par la société marchande, dupliquées à l’infini, et répétées ad nauseam, sous la tyrannie de la publicité.

C’est précisément par leur absolue singularité que celles choisies par Annie Le Brun nous font entrer en résistance. Le diagnostic est sombre. C’est notre imaginaire qu’on tente de nous voler, dit-elle. Avec ses images « en fuite », Annie Le Brun nous invite à « prendre à revers un monde qui, chaque jour un peu plus, oublie le monde ». On retrouve aussi dans ce beau livre, ce qu’on aime chez l’écrivaine : un style. Cette phrase ciselée où il semble que chaque mot qui est ne pourrait pas ne pas être.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes