Exposition Barvalo au Mucem : la fierté romani

Événement au Mucem de Marseille. Par la profondeur de son élaboration, l’exposition « Barvalo », consacrée à la culture et au patrimoine des populations romanis, dénigrées, prend une dimension ethno­graphique et sociale.

Patrick Piro  • 10 mai 2023 abonné·es
Exposition Barvalo au Mucem : la fierté romani
Persécutions dans la forêt d’Auschwitz, de Ceija Stojka, 1994.
© Marianne Khun / Mucem.

« Camelamos naquerar. » José Heredia Maya, auteur gitan d’Andalousie, en a fait le titre d’une pièce de théâtre. « Nous voulons parler », en caló, la langue des anciens de cette branche méridionale des populations romanis dont il se revendique. En dépit de siècles de présence en Europe, des millions de Roms, Sinti, Gitans, Manouches ou Voyageurs pourraient reprendre ce cri, qui résonne avec constance dans le désert silencieux du monde des gadjé – les autres, non-Romanis.

Il est impossible de comprendre la profondeur de l’exposition « Barvalo », qui s’ouvre au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille, sans s’imprégner de la toile de fond : l’escamotage général à l’intérieur de nos sociétés des populations romanis (1), exclues et cible d’un racisme séculaire.

Un jour de 2015, une lettre de Jonah Steinberg, anthropologue états-unien, interpelle le Mucem : ses salles d’exposition ­permanente ne recèlent aucune référence aux communautés romanis. En dépit de sa vocation ethnographique explicite, le jeune musée marseillais se faisait « complice d’une discrimination historique qui a conduit à la stigmatisation des Roms et d’autres communautés dites “tsiganes” », reconnaît Pierre-Olivier Costa, président du Mucem, en introduction du catalogue de l’exposition. « Barvalo » est née de ce choc, vécu comme une faille professionnelle inconsciente. Barvalo : « riche » en langue romani, en biens mais aussi en spiritualité, et « fier », par extension.

Colmater l’omission par quelques accrochages, façon traditionnelle ? Pas à la hauteur, le Mucem le comprend rapidement, qui se voit obligé à une démarche en profondeur. Son exposition « VIH/sida » avait inauguré une méthode collaborative : elle sera appliquée pour « Barvalo ». Il faut sortir du piège de ces expositions sur la culture rom émanant d’un classique conseil scientifique : des gadjé pour parler des Roms à un public gadjo.

Pour la conception de « Barvalo », il y aura plusieurs commissaires (dont Jonah Steinberg), un cercle d’expert·es dont une moitié issue des communautés romanis, et la collaboration de l’European Roma Institute for Arts and Culture (Institut rom européen pour les arts et la culture, Eriac), dont la directrice adjointe, Anna Mirga-Kruszelnicka, est cocommissaire de l’exposition : c’est l’une des originalités importantes de l’événement.

Cadre collaboratif... et oppositions irréconciliables

Et si la France présente la particularité unique de compter tous les groupes romanis sur son territoire, leur histoire imposait d’ouvrir ce travail d’élaboration à des référent·es venu·es d’autres pays ­d’Europe (Roumanie, Hongrie, Espagne, ­Italie, etc.). « Ce cadre collaboratif n’a pas été de tout repos, témoigne Julia Ferloni, cocommissaire pour le compte du Mucem. Il a fallu créer un climat de confiance. »

Car à la diversité des origines s’ajoute l’hétérogénéité des positionnements politiques des expert·es. « Nous avons buté sur des oppositions irréconciliables. » Ainsi, comment nommer cet escamotage physique ourdi par les nazis, et qu’exacerbe une quasi-absence au sein de la mémoire collective gadjo ?

Un demi-million de morts, probablement, et la disparition presque totale des communautés romanis dans certains pays. On l’appelle parfois Samudaripen (« le meurtre de tous »). Ailleurs c’est Porrajmos (« la grande dévoreuse »), qui désigne aussi parfois… le sexe féminin. Ou encore Holocauste rom, mais par trop référencé à la Shoah, comme s’il s’agissait d’un dommage collatéral à l’extermination des Juifs, oppose un expert rom. « Barvalo » a trouvé un moyen terme, maniant simultanément « Holocauste » et « génocide ».

En toile de fond : l’escamotage général à l’intérieur de nos sociétés des populations romanis.

La section dédiée à ce sujet est un point culminant de la première partie de l’exposition, consacrée au laminoir subi par les populations romanis depuis des siècles : oppressions, persécutions (jusqu’au génocide des années nazies), stigmatisations (voleurs de poules, kidnappeurs d’enfants, empoisonneurs de puits, etc.), représentations stéréotypées et folkloriques qu’il a fallu débusquer jusque dans les armoires du Mucem.

Stigmatisation et racisme

« Nous nous sommes aperçus qu’un certain nombre des quelque 900 pièces relatives au patrimoine romani que possède le musée étaient indexées de manière tendancieuse », rapporte Julia Ferloni. Telle gravure représentant un « tsigane » avec un cheval parle de « vol » sans que rien ne l’étaye. Ou cette tête de gitane, intitulée « cible pour fête foraine » sans autre explication. « Aussi avons-nous entrepris une réindexation générale de ces collections. »

« Barvalo » a ainsi adhéré à l’impulsion des experts romanis, qui entendaient faire de l’« antitsiganisme (2) » l’un des axes conceptuels de l’exposition. Le terme, qui désigne la stigmatisation et le racisme ciblant spécifiquement les populations romanis, n’a été forgé que très récemment et commence tout juste à s’imposer, reflet d’une catharsis généralisée autour du fait romani.

Le projet s’est donc développé dans l’introspection permanente. Cerner « une » culture romani ? C’est souvent inextricable. Faute de parvenir à définir, de l’extérieur, ce qui différencie les communautés, il est admis aujourd’hui qu’on s’en tient à l’autodéfinition : est Rom (Sinti, Gitan, Manouche…) qui se définit comme tel. Tout comme Voyageur (3), une catégorie complexe qui se réfère tout autant à un mode de vie (le voyage) qu’à un patrimoine culturel pluriséculaire.

« Les emprunts réciproques entre nos communautés sont courants, il faut faire un stage chez nous pour piger les intrications », relève, amusé, l’artiste plasticien Gabi Jimenez, président de l’Association départementale Voyageurs-Gadjé et Tsiganes en France (Advog), dont le nom fait écho à ses propos. « Nous ne sommes pas une “grande famille”. »

Éviter l'ornière de l'amalgame

« Barvalo », comme en plusieurs étapes de son élaboration, s’est confrontée au risque de tomber, une fois de plus, dans la stigmatisation. Centrer l’exposition sur les métiers et savoir-faire roms, comme imaginé initialement ? De quoi alimenter une imagerie fantasmatique très prégnante : ces gens-là travaillent-ils vraiment ? Le ferraillage, activité courante de récupération de rebuts, ne flirte-t-il pas avec le vol de matériaux ?

Alors « Barvalo » élargira son approche au ­« patrimoine » romani. « Et pour éviter l’ornière de l’amalgame et de l’homogénéisation, nous avons “territorialisé” les sujets afin de mettre en scène la diversité des groupes, des origines, des cultures », indique Julia Ferloni.

Les expert·es ont ainsi mené des enquêtes-collectes de terrain dans plusieurs pays pour nourrir l’exposition : savoir-faire des Roms d’Istanbul, rumba catalane, collection Välgörande d’Ikea en Roumanie, pratiques et esthétique des marchés voyageurs en France, Romani Design à Budapest, « Camelamos naquerar » – les voies de l’expression gitane en Espagne, etc.

Les emprunts réciproques entre nos communautés sont courants, il faut faire un stage chez nous pour piger les intrications.

L’exposition a également accroché des œuvres d’artistes romanis contemporains, parfois commandées pour l’occasion – sculptures, photographies, tableaux. Elle met en avant des personnalités marquantes d’une population qui a subi une dévalorisation constante.

Renversement du regard

Elle explicite aussi le fil historique qui relie ces cultures au-delà de leur diversité : la langue romani – mise en valeur dans le catalogue, bilingue. « En dépit de ses variantes, dérivant d’un tronc commun indo-européen, il persiste un lexique commun à toutes les communautés romanis, explique Gabi Jimenez. Nous utilisons les mêmes mots pour eau, ciel, manger, cheval, tuer… »

Et gadjo. Partout, c’est le non-Romani. « Avec l’antitsiganisme, assure Gabi Jimenez, le gadjo est l’un des points de rencontre qui soudent le plus fortement nos communautés. » En creux. « Barvalo » aura assumé cette caractéristique : l’artiste plasticien y a déployé un « musée du gadjo ».

Renversement du regard, l’installation propose quatre vitrines caricaturales, à la mode des cabinets de curiosités d’antan, qui mettent en scène, en miroir des stéréotypes qui collent aux Roms, ceux que ceux-ci attribuent au gadjo : sédentarisation, alimentation, intellect – « il est au max ! » –, habillement, meubles « bizarres ». « Et aussi ses rituels, tels que ses horaires de travail… »

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Exposition
Temps de lecture : 7 minutes