Thaïlande : cette jeunesse qui veut renverser l’ordre établi

Le pays élit ses députés le 14 mai. Les nouvelles générations, qui aspirent à en finir avec le pouvoir militaire et les excès de la loi où perdure le crime de lèse-majesté, croient en leur victoire.

Valentin Cebron (collectif Focus)  • 10 mai 2023 abonné·es
Thaïlande : cette jeunesse qui veut renverser l’ordre établi
Yok (au milieu), 15 ans, accusée du crime de lèse-majesté, devant les Nations unies, à Bangkok, le 18 février.
© Valentin Cebron

Mi-mai, c’est le début de l’année scolaire en Thaïlande. Yok, 15 ans, excellait au collège et adore étudier. Pourtant, elle ne fera probablement pas ses premiers pas au lycée : elle est incarcérée au centre de détention pour mineures de Baan Pranee, dans la province de Nakhon Pathom, à 60 kilomètres de Bangkok.

Thanalop Phalanchai, de son vrai nom (on désigne les Thaïlandais par leur surnom), est enfermée depuis le 28 mars dans cette enceinte austère protégée par une rangée de barbelés et un grillage métallique haut de trois mètres. Surplombant l’établissement pénitentiaire, le drapeau national, que les 31 jeunes prisonnières doivent saluer chaque matin.

Yok est la plus jeune des personnes inculpées de lèse-majesté – un crime dans cette monarchie constitutionnelle de 71 millions d’habitants. Le redoutable article 112 du code pénal punit de trois à quinze ans d’emprisonnement quiconque « diffame, insulte ou menace le roi, la reine, l’héritier présomptif ou le régent ». Yok est accusée de l’avoir enfreint pour avoir réclamé son retrait lors d’une manifestation pacifique. « Même les enfants ne sont pas à l’abri de sanctions sévères pour avoir exprimé leurs opinions », a réagi l’ONG Human Rights Watch.

Thaïlande élections mai 2023
Des militants et des avocats devant un tribunal pour enfants à Bangkok, en soutien à la jeune Yok, le 26 avril. (Photo : Valentin Cebron.)

Comme nous n’avons pas pu la rencontrer, Yok répond à nos questions via son tuteur légal. Elle dit subir « la pression » des autorités pour qu’elle accepte d’être libérée sous caution. Déterminée, elle rejette en bloc l’ensemble de la procédure, considérant son chef d’accusation comme « injuste » et « partial ». De facto non représentée par un avocat, elle souhaite sa libération sans condition. Elle assure être « préparée » à rester en prison si les tribunaux la refusent, consciente que l’attention médiatique se focalise en ce moment sur les élections législatives.

Grève de la faim

Le scrutin, qui a lieu le 14 mai, est crucial pour l’avenir politique du pays dirigé par l’ex-­général Prayut Chan-o-Cha, auteur du coup d’État militaire de 2014, Premier ministre depuis lors et candidat à sa succession. Politiquement instable (dix-neuf putschs dont douze réussis depuis la fin de la monarchie absolue en 1932), la Thaïlande demeure fracturée : d’un côté, les partis pro-démocratie ; de l’autre, les conservateurs, soutenus par l’axe militaro-monarchiste et favorisés par l’actuel système électoral. Yok se réjouit de ces élections, qui, dans une certaine mesure, offrent aux Thaïlandais « une chance de voter pour faire valoir leurs droits ».

Dans d’autres pays, un gosse est enfermé pour avoir tué. Ici, il suffit de prononcer des mots qui choquent ! 

Fin avril, une poignée de militants et d’avocats se sont rassemblés devant un tribunal pour enfants, à Bangkok, pour soutenir l’adolescente. Une lycéenne de 17 ans raconte d’une voix enfantine : « J’étais là quand la police l’a plaquée au sol. C’était brutal. Elle n’arrivait plus à respirer. Dans d’autres pays, un gosse est enfermé pour avoir tué. Ici, il suffit de prononcer des mots qui choquent ! »

Thaïlande élections mai 2023
Des affiches du Premier ministre et candidat à sa propre succession, l’ex-général putschiste Prayut Chan-o-Cha, à Bangkok, le 26 avril. (Photo : Valentin Cebron.)

Tantawan « Tawan » Tuatulanon et Orawan « Bam » Phuphong, 21 et 23 ans, sont tristement connues depuis qu’elles ont failli perdre la vie après cinquante-deux jours de grève de la faim pour réclamer une réforme de la justice. Sous le coup de la loi de lèse-majesté après l’organisation d’un sondage demandant aux gens s’ils pensaient que les cortèges royaux gênaient le public, elles font partie de cette nouvelle génération jugée radicale et menaçante par le pouvoir.

« La grève de la faim est un moyen pacifique pour faire face à la violence du gouvernement et dire aux dictateurs que nous n’avons pas peur de mourir si cela conduit à leur chute, lance Tawan, tranchante, cheveux blonds et tenue noire. J’ai perdu espoir en l’État, le pouvoir judiciaire, la monarchie, et en tout ce qui concerne la Thaïlande, mais pas en mes convictions. Je lutte pour changer les choses. » Enfant, elle se rêvait vétérinaire ou cheffe d’entreprise. Désormais étudiante en droit, elle aspire à devenir juge.

J’ai perdu espoir en l’État mais pas en mes convictions.

Comme beaucoup, Tawan a commencé à s’intéresser à la politique en 2020, quand des dizaines de milliers d’étudiants thaïlandais sont descendus dans la rue pour réclamer, entre autres, une nouvelle constitution et la fin de la répression envers les critiques du régime putschiste. À l’origine de ces manifestations historiques, la dissolution du Parti du nouvel avenir, qui portait leurs aspirations antimilitaristes.

D’abord estudiantin, le mouvement antigouvernemental a basculé dans la fronde ouverte contre la monarchie. Inédit et impensable auparavant, tant le souverain a longtemps été perçu comme une quasi-divinité. Couronné en 2019, l’actuel roi Vajiralongkorn, Rama X de son nom dynastique, ne jouit clairement pas de la même popularité auprès des Thaïlandais que son père, le roi Bhumibol, disparu en 2016.

Intimidations et répression 

L’ONG Thai Lawyers for Human Rights a recensé 1 895 personnes sous le coup de poursuites pénales pour avoir participé à ce mouvement. Parmi elles, 237 – dont 18 mineures – ont été inculpées pour lèse-majesté. Ordonné par l’impopulaire Premier ministre Prayut Chan-o-Cha, le recours massif à cette disposition ultra-sévère devant les tribunaux est un moyen d’étouffer la contestation, dénoncent les ONG de défense des droits humains. « Criminalisation » de ces jeunes protestataires, « intimidation de la part des autorités », « répression violente des manifestations », dénonce Amnesty International.

L’avocate Kunthika Nutcharut déplore une justice à deux vitesses. Elle prend l’exemple d’un sénateur accusé d’entretenir des liens étroits avec un trafiquant de drogue birman et contre lequel la police avait demandé un mandat d’arrêt, qui fut étonnamment révoqué. À l’inverse, plusieurs militants pro-démocratie qu’elle défend ont été directement placés en détention après leur inculpation. « Ces jeunes souhaitent simplement recevoir un traitement équitable, mais les tribunaux semblent agir de façon variable quand il s’agit d’affaires politiques, observe-t-elle. Aujourd’hui, les gens ne font plus confiance aux juges et au système judiciaire dans son ensemble. »

À 24 ans, Sopon « Get » Suraiddhidhamarong a le casier judiciaire d’un vieux briscard. Arrêté et détenu pendant trente jours, libéré après une grève de la faim puis assigné à résidence pendant sept mois, avant d’être renvoyé derrière les barreaux et libéré à nouveau sous caution, le militant fait face à trois accusations de lèse-majesté. Il retournera sûrement en prison à l’issue de son procès, fin 2023.

Si Prayut et les conservateurs s’accrochent au pouvoir, le peuple ne le tolérera pas.

« Je n’ai pas peur », répète le jeune homme aux lunettes rondes, silhouette frêle et voix calme, dans un café près du Monument de la démocratie, lieu de ralliement historique des opposants au régime. « Il faut en finir avec ce système inégalitaire où les pauvres n’ont d’autre choix que de survivre. » Coups d’œil furtifs : il est habitué à être épié par la police. « Les élections seront déterminantes. Si Prayut et les conservateurs s’accrochent au pouvoir, le peuple ne le tolérera pas. »

Idées progressistes

Pour Tyrell Haberkorn, professeure à l’université du Wisconsin (États-Unis), « cette nouvelle génération réclame sans ambages une démocratie et va jouer un rôle décisif dans l’avenir du pays. Nombreux sont ceux qui votent pour la première fois et rejettent clairement l’autoritarisme électoral et la direction politique des militaires. L’intensité des débats et la franchise avec laquelle le parti Aller de l’avant [successeur du Parti du nouvel avenir] a exposé les enjeux démocratiques du pays me rendent optimiste quant à l’issue du scrutin ». Ce parti, le plus à gauche de la scène électorale, a la cote auprès de la jeunesse urbaine et grimpe dans les sondages.

Piyarat « Toto » Chongthep, 33 ans, démarche pressée, veste orange à la couleur d’Aller de l’avant, se dit confiant lui aussi. Cet ancien meneur de manifestations reconverti en leader politique est candidat à la Chambre des représentants pour l’est de Bangkok. Il estime que les événements de 2020 ont changé les mentalités. « Les Thaïlandais ont pris conscience de l’importance de leurs droits et de leurs libertés. Ils ont vu comment le régime militaire dictatorial a tenté de les leur ôter. »

Les idées progressistes que défend Aller de l’avant (mariage pour tous, salaire minimum, fin du service militaire, réforme du crime de lèse-majesté) sont de plus en plus répandues dans la société, soutient Toto. Et si son parti connaissait une nouvelle dissolution ? « Nous reviendrions encore plus forts ! » Et en cas de nouveau coup d’État, si le camp militaro-conservateur se montrait ulcéré par la victoire d’une coalition démocratique ? « Ce serait le dernier », veut-il croire. Beaucoup, en 2014, disaient de même. 

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