Mort au CRA de Vincennes : des témoignages contredisent la version officielle

Le 26 mai, un homme de 59 ans a été retrouvé mort dans sa chambre au centre de rétention administrative de Vincennes. Politis a recueilli plusieurs témoignages qui contredisent la version officielle de ce drame.

Pierre Jequier-Zalc  • 23 juin 2023
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Mort au CRA de Vincennes : des témoignages contredisent la version officielle
Une chambre du CRA de Vincennes.
© Pierre Jequier-Zalc.

Il y a de ces morts dont on se fiche. Par désintérêt, par manque d’informations ou par racisme. Mohammed était l’un d’eux. Personne, hormis ses proches et une poignée de militants, ne s’est préoccupé de cet Égyptien de 59 ans, dont le corps inerte a été retrouvé vers 10 heures le 26 mai, dans la couchette du bas d’un lit superposé d’une exiguë chambre du centre de rétention administrative (CRA) numéro 1 de Vincennes. Pourtant, comment ne pas s’interroger sur les circonstances de ce drame ? Surtout lorsqu’on connaît les conditions de rétention des retenus dans ces centres, où transitent « des étrangers faisant l’objet d’une décision d’éloignement, dans l’attente de son renvoi forcé », pendant un maximum de 90 jours. Que s’est-il passé dans la nuit du 25 au 26 mai dernier dans le CRA 1, le bâtiment à la fois le plus peuplé et le plus insalubre des trois que comporte cette zone située au milieu du bois de Vincennes ?

ZOOM : À savoir

Dans le cadre de cette enquête, nous avons visité le centre de rétention administrative de Vincennes le mercredi 14 juin durant trois heures, en compagnie de deux députés de La France Insoumise, Andy Kerbrat et Elisa Martin. Ces parlementaires ont usé de leur droit de visite des lieux de privation de liberté.

Pour la police, au moins c’est simple : « Circulez, il n’y a rien à voir ». Les rares informations qui ont été communiquées par le parquet de Paris sont sans appel. L’autopsie réalisée sur le corps « conclut à une cause naturelle ou toxique » sans « qu’aucune lésion de violence ni de prise de maintien ne soit relevée par le médecin légiste ». L’examen évoque un œdème pulmonaire et un arrêt cardiaque comme cause du décès. « On voulait être sûr qu’il n’y avait pas eu de coups portés. L’autopsie nous l’a confirmé », nous confie, rassurée, la direction du CRA. Les rares sources policières sur le sujet parlent d’un « homme polytoxicomane » avec « des problèmes de santé ». Selon nos informations, confirmant celles publiées dans Libération, Mohammed vivait en France depuis près de 15 ans et travaillait comme vigile dans un bar à chicha à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).

Dents cassées et joue tuméfiée

Une communication léchée qui ne laisse pas de place au doute et au questionnement. Étranger, malade, toxico et vieillissant : finalement tout conduisait Mohammed à cette fin tragique. Faut-il pour autant s’en arrêter là ? Pas forcément, d’autant que lorsque Politis révélait cette mort, des premiers témoignages de retenus que nous avions contactés évoquaient des violences policières en amont du décès de Mohammed. « Les policiers lui ont pété une dent, il saignait de partout », nous confiait alors, en pleurs, une personne présente.

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Durant trois semaines, nous avons donc continué nos recherches. Et les éléments rapportés interrogent la version d’une mort inévitable. En premier lieu celle de l’absence de violence. Mohammed a-t-il été « tabassé par les flics » comme l’assure le collectif militant « À bas les CRA » ? Une affirmation qui leur a d’ailleurs valu une plainte en diffamation de la part du préfet de Police de Paris, Laurent Nuñez, selon le site InfoMigrants. L’autopsie dit que non. L’ASSFAM, l’association sur place venant en aide aux étrangers pour leurs droits, préfère botter en touche. « On ne peut ni confirmer, ni infirmer. Nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour prendre position sur ces enjeux de violences policières ainsi que sur le rapport d’enquête qui impute le décès à d’autres choses », souligne Mathilde Buffière, responsable rétention du groupe SOS Solidarités, dont dépend l’ASSFAM, au CRA de Vincennes.

Lorsqu’ils l’ont ramené, il saignait de la bouche.

Les témoignages que nous avons recueillis, nombreux, vont, eux, tous dans le même sens. « L’Égyptien » – comme il était appelé dans le centre – aurait été frappé par des policiers dans la journée précédant son décès. Selon ces récits, Mohammed aurait été placé à l’isolement et serait revenu, quelques heures plus tard, avec des dents cassées et la joue tuméfiée et gonflée. « Lorsqu’ils l’ont ramené, il saignait de la bouche », assure Younès*, par téléphone, toujours enfermé dans le CRA 1. Lors de notre visite (voire notre encadré zoom en début d’article) dans le centre, tous les retenus interrogés confirment avoir vu Mohammed se faire emmener à l’isolement et revenir avec le « visage tout gonflé ».

Quatre heures à l’isolement

Surtout, Politis a retrouvé Karim*, l’homme qui dormait dans la couchette supérieure du lit superposé dans lequel Mohammed est décédé. Ce marocain a été libéré du CRA trois semaines après la découverte du corps. « J’étais dans sa chambre pendant un mois. C’était la personne la plus gentille du CRA, il donnait toujours des cigarettes », se remémore-t-il, encore ému. Sur les faits, son récit, détaillé, contredit la version policière. « Il est parti plus de 4 heures à l’isolement. C’est long, normalement au CRA on ne reste pas autant à l’isolement », raconte-t-il. Selon la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, la durée moyenne passée à l’isolement est d’environ une heure. « Quand il est revenu dans la chambre, il avait trois dents cassées et la joue gauche méga gonflée. Quand je lui ai demandé ce qui lui était arrivé, il m’a dit que la police l’avait tapé. »

*

Le prénom a été changé.

Plus que l’état de son visage, c’est ce que lui dit Mohammed qui glace Karim. « Je vais mourir. C’est la vie. Je vais mourir, mais pas à cause de la police », lui aurait-il affirmé paraissant alors très affaibli. Toujours selon plusieurs témoignages, Mohammed était malade – diabétique affirment certains, sans que cette information nous ait été confirmée. « Lorsqu’il a vu le médecin à son entrée dans le centre, celui-ci n’a pas perçu de maladie inquiétante », assure la direction du CRA. Face à l’état inquiétant de son voisin de chambre qui « n’arrivait plus à marcher », Karim affirme s’être rendu à l’infirmerie pour chercher de l’aide. Là-bas, on lui aurait indiqué qu’il fallait que le retenu malade vienne lui-même. Témoignant de l’incapacité de Mohammed à se déplacer, Karim aurait été renvoyé dans sa chambre « avec 4 Doliprane ». Des cachets que n’auraient pas pris Mohammed. « Il était toxicomane, il consommait de nombreux médicaments. Peut-être qu’il a pris quelque chose ce soir-là en trop grosse quantité ? », questionne la direction du CRA. Contactée par Politis, la Défenseure des droits nous informe s’être « saisie d’office » suite au décès de Mohammed qui « ferait suite à des violences de la part de policiers du CRA ainsi qu’à des refus répétés de demandes de prise en charge médicale ».

Quand je me suis réveillé à 10 heures, il ne ronflait plus.

Une expertise toxicologique a été menée par le Parquet. À ce stade, celui-ci ne nous a pas transmis ses conclusions. Selon nos informations, en fin de semaine dernière, le corps n’avait toujours pas été rendu à la famille sans que le Parquet de Paris nous explique les raisons de ce délai. Selon Karim, la seule chose qu’aurait prise « L’Égyptien » sous ses yeux ce soir-là c’est « deux Valium », des anxiolytiques. « Dans le centre, on prend tous ça pour dormir, sinon c’est invivable », confie-t-il, avant de conclure, laconiquement et les yeux embués : « À quatre heures du matin, il ronflait encore. Quand je me suis réveillé à 10 heures, il ne ronflait plus ».

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