« La sexualité masculine est une logique impérialiste »

La documentariste Ovidie, docteure en sciences humaines, a fait de la sexualité le sujet de sa vie. Il y a quatre ans, par « overdose » du système politique généré par l’hétérosexualité, elle entame une grève du sexe reconductible, qu’elle explique dans son dernier livre, La chair est triste hélas.

Nadia Sweeny  • 14 juin 2023 abonné·es
« La sexualité masculine est une logique impérialiste »
"Notre première valeur sociale, en tant que femme, c’est encore d’être désirable, de séduire le chaland. À partir du moment où on dit « je ne couche plus », on perd de sa valeur sociale."
© Lily Chavance.

La chair est triste hélas, Ovidie, collection Fauteuse de trouble, Julliard.

Éloïse Delsart – alias Ovidie – est tiraillée comme une femme dans un monde d’hommes.  Sensible mais sans langue de bois, celle qui a remporté douze trophées et deux prix aux Feminist Porn Awards dénonce dans ses livres et ses documentaires le sexisme structurel et sa violence, les conséquences dramatiques de l’ubérisation du porno et l’exposition précoce des enfants à la pornographie et prône une politique de prévention.

Pour cet entretien, vous avez demandé à ne pas être interviewée par un homme. Pourquoi ?

Parce que les hommes passent toujours à côté du sujet. Même ceux qui trouvent un intérêt à mon livre. Ils retiennent tous le même passage : celui où je dis que, quand ils font des cunnilingus, ils lèchent à côté et qu’on fait semblant d’aimer ça. Tout un livre, tout un cri de colère contre l’hétérosexualité comme système politique est finalement résumé par eux par « ils lèchent à côté » – et ce même si ce sont des hommes dotés d’une certaine finesse. J’en ai eu assez d’être interviewée par des hommes : tout est trop centré sur leur bite, jusque dans leurs questions. Alors que les femmes ont, globalement, toujours été dans la justesse. Certainement parce que ça fait écho à des ressentis connus.

C’est compliqué pour beaucoup d’hommes de remettre en question ce sur quoi ils se sont construits.

Vous retrouvez dans le journalisme la même mécanique que celle que vous rejetez dans la sexualité hétéro ?

Un peu, oui. Je pense que c’est trop compliqué pour beaucoup d’hommes de remettre en question tout ce sur quoi ils se sont construits. Certains me disent qu’ils ont l’impression que « le sol se dérobe », que leurs certitudes s’effondrent. Pour beaucoup, c’est insupportable. D’ailleurs, l’idée même qu’on puisse se refuser à eux leur est insupportable. Il y a quelque chose qui les agresse parce que, symboliquement, ils veulent coucher avec toutes les femmes, pour les posséder. J’ai aussi demandé de ne plus faire d’interview filmée. D’une part, je ne suis pas prête à me prendre un shitstorm sur les réseaux sociaux ; d’autre part, quand on est une femme, l’apparence fait obstacle au discours.

La chair est triste hélas Ovidie

Que voulez-vous dire ?

Notre première valeur sociale, en tant que femme, c’est encore d’être désirable, de séduire le chaland. À partir du moment où on dit « je ne couche plus », on perd de sa valeur sociale. Nécessairement, la première chose qu’on regarde alors, c’est à quoi ressemble la personne qui se retire de cette sexualité, et on se dit en quelque sorte : « OK, elle ne baise plus, mais est-elle encore baisable ? » L’apparence crée un obstacle qui va limiter la question à l’arrêt de l’hétérosexualité en tant que rapport sexuel, et non la relier au projet de m’extraire de l’hétérosexualité en tant que régime politique.

Vous écrivez que la sexualité masculine est une logique impérialiste.

Oui. C’est une affaire de conquête de territoire, de citadelles.

Les femmes ne peuvent-elles avoir cette démarche ?

Elles n’ont pas cette logique de posséder le corps de l’autre. Alors que, globalement, la vision masculine considère que, par le simple fait de pénétrer, le réceptacle est souillé, et que, de surcroît, il leur appartient. Comme s’ils avaient planté un drapeau. Ce n’est pas pour rien que le viol est une arme de guerre. Il y a cette idée de conquérir, par le corps des femmes, un territoire. Les femmes peuvent cumuler et développer une boulimie de rapports sexuels, mais elles ne sont pas dans l’optique de devenir maîtresses du monde. Elles peuvent le faire pour chercher une revalorisation personnelle, mais pas dans cette logique impérialiste.

Les femmes n’ont pas cette logique de posséder le corps de l’autre.

Est-ce pour cette raison que vous avez entamé la grève du sexe avec les hommes ?

Cela va bien au-delà du simple sexe : tous les rapports sexuels ne sont pas horribles, et toute ma vie n’a pas été une succession de rapports ratés. Mais, mis dans la balance avec tout ce que ça implique d’être une femme hétéro dans la société, l’entretien de soi, le paraître, le corps, les attitudes, perdre du poids, scruter ses rides, acheter des crèmes, de la lingerie, s’épiler… Les femmes disent qu’elles le font pour elles, mais ça n’est pas vrai. Elles ne le feraient pas au milieu de la jungle. Tout ça pour sept minutes de baise réglementaire. C’est tellement de temps et d’énergie pour un rapport souvent décevant puisque fondé essentiellement sur la pénétration. Je ne supporte plus tout ce système et son service après-vente. Je trouve ça plus rigolo de faire un film que d’avoir un mec.

Vous avez entrepris cette démarche seule. Pourquoi ?

Effectivement, je ne suis pas en train de créer un mouvement. Mon livre n’est pas un projet de société, ni un manifeste. C’est une réflexion dans un échange avec moi-même où j’alterne entre désenchantement, espoir et colère. Mais c’est aussi un texte qui soulève un questionnement politique. Parce que l’intime est politique. Je constate néanmoins que je ne suis pas seule dans cette situation. Le questionnement devient collectif. Depuis #MeToo, on observe un désenchantement. Ce raz-de-marée de témoignages a fait remonter en chacune ses propres traumas, même celles qui ne le voulaient pas. Les femmes éprouvent un rejet, un dégoût ou a minima une grande déception. Moi, je suis un grain de sable dans l’histoire. Je fais partie de ce flot de femmes désenchantées.

Vous entretenez quand même des relations très fortes avec des hommes comme Tancrède Ramonet – avec qui vous avez fait un documentaire radio intitulé (Sur)vivre sans sexe ; vivre sans sexualité. Comment définissez-vous cette relation ?

On est plus qu’amis et moins qu’amants. C’est une forme d’amour qui dure depuis dix ans et qui n’est pas dénuée d’attirance, mais qui n’est pas fondée sur la sexualité, ni sur le couple nucléaire ou le besoin de possession. Ça fonctionne parce qu’on ne couche pas ensemble.

Le sexe hétérosexuel est en quelque sorte maudit ?

Je ne dirais pas « maudit ». Mais même des hommes de gauche avec des convictions politiques progressistes et féministes, dès qu’on pousse la porte de la chambre à coucher, n’arrivent plus à penser la sexualité de façon politique. Ils baisent comme des mecs de droite. En conquérants. Sans remise en question, avec toujours cette idée que le soin de l’autre nous revient, que c’est à nous de maintenir le couple, de pimenter la sexualité, etc.

Vous dites exécrer l’aspect transactionnel de ces relations. Mais existe-t-il une seule relation qui ne soit pas transactionnelle ?

Les femmes ne baisent pas pour le sexe mais pour obtenir autre chose. Pas que de l’argent, mais aussi de l’amour, de la revalorisation de soi, des compliments, de la sécurité… Dans un couple, au bout de trois ans, quand les rapports sexuels deviennent moins fréquents, les femmes s’affolent et ce n’est pas forcément parce que ça leur manque, mais bien parce que ça les met en insécurité sur leur désirabilité, leur beauté et la fidélité de leur conjoint. On ne s’est pas libérés de ces schémas-là, de cette base transactionnelle des relations. Les travailleuses du sexe déclenchent d’ailleurs des réactions d’aversion parce qu’elles exposent de manière trop évidente que tout cela est de l’ordre du marchand. Moi, j’aurais aimé des relations inconditionnelles.

J’en ai marre d’observer que, dans les relations, il y a de la sexualité partout.

C’est non négociable avec les hommes ?

De ma petite expérience, ça ne vaut pas le coup d’y retourner. Je ne sais pas si j’ai définitivement arrêté mais, plus le temps passe, moins j’ai envie d’y aller. Ce qui me fatigue va au-delà de l’intime. J’en ai marre d’observer que, dans les relations, il y a de la sexualité partout. Plus une femme est mince, plus elle a de chances de trouver du travail. C’est tout ce système que je ne supporte plus. Les séries ou les films ne me concernent plus parce qu’ils sont presque systématiquement tournés autour d’intrigues sexuelles ou de séduction ; même la publicité ne me concerne plus. Par conséquent, je consomme beaucoup moins et je fais des économies en budget beauté.

Mais vous ne pouvez pas être dans la sexualité sans tous ces artifices ?

Non, parce que les hommes sont trop exigeants.

N’est-ce pas aussi une affaire de génération ?

Si, probablement. Il y a des choses qui bougent chez les jeunes. Mais moi, contrairement à ce que se permettent les hommes, je ne peux pas coucher avec un homme de 20 ans : j’aurais trop l’impression de coucher avec mon fils. C’est une forme d’ascendant, de domination, ça ne m’intéresse pas. Cela dit, j’ai l’impression que ça sera plus facile pour les jeunes filles d’aujourd’hui que ça l’a été pour nous. Ceux qui ont 18 ans maintenant avaient 12 ou 13 ans au moment de MeToo. Ils sont entrés dans l’adolescence avec des réflexions sur le consentement. Je pense qu’ils savent ce que c’est. J’ai plus d’espoir pour la nouvelle génération que pour la mienne, où beaucoup d’hommes refusent de se remettre en question.

Ovidie

Ovidie a longtemps évolué dans le monde du porno, en tant qu’actrice au début, mais surtout en tant que réalisatrice. En 2017 elle décroche le prix Amnesty International dans la catégorie « Human Rights » du Festival international du film de Thessalonique pour son documentaire Là où les putains n’existent pas, qui retrace le parcours d’Eva Marree Kullander Smith, prostituée et militante assassinée de 31 coups de couteau par son ancien compagnon. (Photo : Lily Chavance.)

18 % des personnes issues de la génération Z s’identifient comme LGBT+. Qu’en pensez-vous ?

Quelle avancée et quelle chance pour elles et pour eux ! Ma fille est moins pessimiste que moi sur les garçons qui l’entourent. Elle s’en fiche de s’épiler, elle s’en fiche de l’amour, du couple… Elle va moins se bouffer le foie que nous. Cela dit, chaque époque a ses problématiques. À mon avis, ce n’est pas plus facile maintenant, mais les enjeux sont autres.

Dans votre livre, vous évoquez votre proximité avec les religieuses. Qu’avez-vous en commun ?

Elles vivent en non-mixité. Beaucoup de femmes ont atterri dans les couvents ou dans les ordres pour fuir la violence des hommes et le mariage. Je me retrouve dans leur volonté de s’extraire de la vie avec les hommes. Je trouve cette démarche intéressante. Mais moi, je ne suis pas dans une logique d’abstinence. Je ne m’empêche pas de faire quelque chose : ça ne me manque pas. L’une des bases du mouvement féministe pro-sexe, c’est la liberté de faire l’amour quand on veut, avec qui on veut, mais aussi la liberté de ne pas faire l’amour. D’être à la marge sans être jugé. Or ne pas avoir de sexualité, c’est être à la marge.

Vous avez longtemps été dans le mouvement pro-sexe. Qu’en est-il aujourd’hui ?

J’ai commencé à me détacher du mouvement pro-sexe il y a une dizaine d’années, jusqu’à ne plus en faire partie. Mes camarades américaines, y compris les pionnières, n’ont pas bien passé le crash test de MeToo. Parmi ces pionnières, certes assez âgées, il y a celles qui n’ont rien dit. Et il y a celles qui ont dit de la merde. Comme Betty Dodson, parmi mes idoles de jeunesse, qui a eu un discours du type « c’est bien de parler des traumas, mais il faut reparler de sexualité en des termes positifs ». Des millions de femmes dans 80 pays témoignent de violences sexuelles et elle a pensé que c’était le bon moment pour dire ça ? Elle a aussi ajouté que, de son temps, on apprenait aux filles à ne pas être des victimes et à se défendre contre les agressions. Et au moment de la sortie de mon documentaire Pornocratie, les nouvelles multinationales du sexe, j’ai été menacée et aucune de ces femmes ne m’a soutenue. J’étais seule.

J’ai plus d’espoir pour la nouvelle génération que pour la mienne.

Que s’est-il passé ?

J’ai dénoncé un système mafieux au cœur du porno et elles ont pensé que, si on commençait à dénoncer cela, on s’en prendrait au porno et qu’il fallait à tout prix le défendre. C’était à nous de faire le ménage dans ce milieu, et elles n’ont pas voulu. 

Être une femme, c’est un combat ?

Ce n’est pas une sinécure, mais je n’aimerais pas être un homme. Je me suis toujours sentie à ma place dans mon genre. 

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