Rats, amiante, burn-out… Le logement solidaire selon Habitat et Humanisme

En presque quarante ans, l’association s’est imposée comme acteur emblématique du logement solidaire. Pourtant, avec des habitations en mauvais état et des méthodes tout droit issues du privé, elle peine à accompagner ses locataires et à faire porter son caractère « humaniste ».

Lily Chavance  • 14 juin 2023 libéré
Rats, amiante, burn-out… Le logement solidaire selon Habitat et Humanisme
© Fiora Garenzi / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.

« L’appartement moisissait à vue d’œil. Dès qu’il pleuvait, l’eau s’infiltrait dans les murs, tout était humide, les cafards arrivaient de partout. » Ce triste bilan est celui de Sarah*, logée en résidence Habitat et Humanisme. Cette mère célibataire a emménagé en 2021, pensant bénéficier de l’« accompagnement personnalisé » promis par l’association. « On m’avait dit que je serais écoutée et aidée. Mais j’étais seule. Je n’ai rien eu de tous les services qu’ils m’avaient garantis », souffle-t-elle.

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Prénom d’emprunt, comme tous ceux dans l’article suivis d’un astérisque.

Habitat et Humanisme est une fédération reconnue d’utilité publique rassemblant 58 associations locales couvrant 87 départements. Le mouvement fondé à Lyon en 1985 par Bernard Devert (voir encadré « Zoom » ci-dessous) s’étend à l’étranger avec une implantation en Belgique et au Luxembourg. L’empire s’organise autour de diverses branches d’activités : médico-social, hébergement d’urgence, accueil de réfugiés et logement accompagné. L’association propose des logements à « tarif solidaire » à des personnes en situation précaire. La branche du logement accompagné trouve son financement grâce à la « générosité du public » (dons, legs, épargne solidaire, mécénat) et surtout par des subventions et les loyers perçus.

ZOOM : Un « prêtre bâtisseur » et « bulldozer »

Véritable homme d’affaires, Bernard Devert, né en 1947, intègre un cabinet d’administration d’immeubles après ses études, puis crée une société de placements immobiliers. À 37 ans, il fonde sa propre société de promotion immobilière et, un an plus tard, Habitat et Humanisme, trois ans avant de devenir prêtre. Qualifié de « prêtre bâtisseur », « profondément humain » et « aux vues prophétiques » par la presse, il est fait chevalier de la Légion d’honneur en 2008 et promu officier de l’ordre national du Mérite en 2017.

Plusieurs années après la création de son « entreprise à caractère social », les pratiques de ce dirigeant interrogent. « Il est prêt à tout dans ses méthodes, c’est un bulldozer », atteste un ancien camarade d’enfance. « Paradoxalement, il ne touche pas d’avantage financier particulier, c’est un problème de personnalité et d’ego surdimensionné », complète-t-il. Un employé anonyme d’une autre association de solidarité, ayant auparavant travaillé avec Bernard Devert, confie qu’« il a pour habitude de ne pas affronter les conseils d’administration des structures dont il récupère le patrimoine, préférant toujours négocier avec le ou la président·e ».

Figure tutélaire d’Habitat et Humanisme, il doit sa position au patrimoine de l’Église catholique. « Il a vite compris que ce patrimoine représentait un paquet de monnaie potentiel », confie l’ami d’enfance. Et pour preuve, « j’évolue assez facilement dans le monde du fric. J’en ai eu », déclarait Bernard Devert dans Le Monde en 1991. Malheureusement hospitalisé d’urgence au moment de nos sollicitations, Bernard Devert ne pourra répondre à nos questions.

Alors que l’association n’a de cesse de se féliciter du nombre de personnes qu’elle parvient à loger, une locataire de Nancy nuance cet enthousiasme. À son arrivée, tout semblait correct, jusqu’à ce qu’elle tire les meubles de la cuisine : « Tout était moisi et pourri derrière, décrit la mère de six enfants. Le logement avait été préparé en apparence, mais rien n’était réellement rénové et en bon état. » « Peu à peu, les infiltrations dans les murs ont commencé, poursuit-elle. Ensuite, une personne du CAL [Centre d’amélioration du logement, NDLR] est passée et a constaté de l’amiante dans l’appartement. »

Humanisme et habitat Nancy
L’état de la cuisine une fois les meubles tirés par la locataire de Nancy. (Photo : DR.)

À ce sujet, Céline Beaujolin, directrice générale de la fédération, explique : « Ce n’est pas parce qu’il y a de l’amiante dans un logement que c’est dangereux. L’amiante est dangereux dans certaines conditions, pas toutes. Nous faisons des diagnostics techniques dans tous les logements et respectons les règles parfaitement. » D’après les locataires, l’association ne « reconnaît jamais ses faits ». À force de sollicitations vaines, la famille est contrainte de quitter l’appartement. Lors de l’état des lieux du logement avec le propriétaire, elle apprend que l’association a fait payer à ce dernier une nouvelle cuisine mais qu’elle n’a jamais été livrée ni posée. Contacté, le propriétaire n’a pas souhaité répondre, indiquant seulement : « Retenez juste que je sors de cette expérience aigri et avec une vision désespérante de l’humanité. »

Une « bataille sans fin » pour le relogement

Humanisme et habitat Nancy
L’état des murs dans l’appartement de la locataire de Nancy. (Photo : DR.)

Selon le type de bail, les locataires peuvent être placés en logement « temporaire ». Une durée de six mois à trois ans maximum est prévue par une convention d’occupation temporaire en vue d’un accompagnement pour l’obtention d’un toit « définitif ». Or ce délai est souvent dépassé. C’est ce qui a conduit Maïra*, locataire en Île-de-France, à assigner l’association en justice. « Depuis que je suis dans leurs locaux, c’est une bataille sans fin pour être logée décemment », déplore-t-elle. La locataire est placée une première fois dans un logement temporaire en 2009, puis une seconde fois en 2015.

J’ai eu le droit à toutes les attaques de l’association mais je n’ai pas craqué.

Son nouveau logement n’est pas aux normes de sécurité électrique et nécessite d’être rénové. Depuis cette date, un seul autre logement définitif lui a été proposé. Il s’agissait d’un regroupement de chambres de bonne, au huitième étage, sans ascenseur. Or, son fils et elle sont reconnus handicapés par la Maison départementale pour les personnes handicapées et sont, physiquement, dans l’incapacité d’occuper ce logement. L’association considère que la famille n’a pas accepté la proposition et menace de les expulser. « Depuis 2015, je suis dans le même logement, il est dans un très mauvais état. J’ai eu le droit à toutes les attaques de l’association mais je n’ai pas craqué. À chaque fois, ils me poussaient “à aller voir ailleurs” », assure la résidente. Ne sachant plus quel moyen actionner face aux refus de l’association de la reloger, elle contacte le service technique de la mairie de son arrondissement.

Dans un document que Politis a pu consulter, l’inspecteur du service de salubrité, lors de sa venue, constate l’état du logement et met immédiatement en demeure Habitat et Humanisme, l’invitant à « prendre toutes les dispositions nécessaires afin de faire cesser durablement les désordres constatés ». Depuis, la locataire se bat, à l’aide de son avocat, pour interjeter appel de l’avis d’expulsion et pouvoir être relogée décemment. Céline Beaujolin, n’ayant pas connaissance de ce cas précis, affirme : « On est dans les règles du logement social. Ils devaient être prioritaires au titre de la loi Dalo, au moment du refus, la priorité n’existe plus. Dès qu’ils annoncent qu’ils sont handicapés, l’offre de logement n’est plus valable et ils restent prioritaires. Ces locataires ne sont peut-être pas au fait de leurs droits. »

Souvent, l’association esquive les alertes des locataires. À Lyon, Pauline* est logée en résidence en 2021. Cette étudiante espagnole, alors âgée de 22 ans, finissait ses études en France. « J’étais mal d’être éloignée de chez moi, j’ai fait une dépression, j’ai été hospitalisée et suivie par le centre de prévention suicide. Le délabrement de mon logement était catastrophique, cela aggravait mon état », déplore-t-elle. Dès les premiers mois, cette locataire a connu une invasion de rats et de souris dans son appartement. « Ils grattaient les murs, trouaient mes vêtements et faisaient leurs besoins dans ma vaisselle.»

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Un vêtement de Pauline, rongés par les rats. (Photo : DR.)

Politis a pu consulter un échange de mails entre la locataire et l’association. Face à la détresse de l’étudiante en raison de la présence des rongeurs, l’association répond que les demandes de désinsectisation et de dératisation ne font pas partie « des critères d’urgence ». Après de nombreuses négociations et la présentation d’un certificat médical, la locataire obtient d’être relogée, un an après. Son nouvel appartement se trouve au-dessus de l’ancien, et elle dit n’avoir « pas les mots pour décrire le niveau de saleté ». L’odeur était insoutenable et « la fenêtre, qui ne fermait pas, s’ouvrait pendant la nuit ».

Dans un enregistrement audio que Politis a pu écouter, l’association affirme que « le logement n’est pas sale, c’est une appréciation. C’est comme dans le privé, une fois que le logement nous est rendu en état correct, nous ne renettoyons pas derrière ». Habitat et Humanisme se félicite de la « chance » de mutation d’appartement dont elle a pu bénéficier. Dépassée par cette situation, l’étudiante a désormais quitté les lieux. La directrice générale de l’association précise : « On est pas du tout des spécialistes du public jeune. Notre système salariés-bénévoles est un système d’autocontrôle, quand il y a un problème de ce genre, c’est normalement les bénévoles qui montent au créneau les premiers. »

Organisation à la dérive

La vitrine d’Habitat et Humanisme repose en grande partie sur ces 5 000 volontaires. À tel point que « si demain il n’y avait plus de bénévoles, il n’y aurait plus d’Habitat et Humanisme » assure Bernard Devert. Le rapport du commissaire aux comptes de l’association, sur l’année 2021, mentionne que pour 85 bénévoles, les économies réalisées par l’association sont de 428 000 euros par an. La totalité des 5 000 bénévoles représente l’équivalent de 336 emplois à temps plein.

Les bénévoles sont dans tous les services, des RH aux achats ainsi que la gestion des résidents.

Occupant une place centrale dans l’organisation, les missions qui leur sont confiées sont variées. « Ils sont dans tous les services, des RH aux achats ainsi que la gestion des résidents. » Les antennes locales sont gérées, en grande majorité, par des bénévoles. Mouss*, salarié basé à Lyon ajoute : « Ils ont plus de pouvoirs que les salariés. Ils en ont licencié certains. » De quoi perturber les relations professionnelles entre ces deux statuts : « Faire bosser des travailleurs salariés et des bénévoles, ça n’est pas simple, explique Céline Beaujolin. Parce que les uns ne reconnaissent pas les autres, et réciproquement. Le jeu pour nous est de les mettre en complémentarité. Oui, à l’évidence, le salarié est meilleur sur certains points. Mais on ne demande pas au bénévole d’être aussi bon. »

Cette coopération salarié-bénévole, soulignée par l’association comme critère essentiel de son mode de fonctionnement, perturbe les conditions de travail : « Certaines personnes sont arrivées un matin, raconte Vincent* salarié à Lyon, ont vu les conditions ainsi que la charge de travail et sont reparties dès l’après-midi. » De fait, le bon accompagnement des résidents en pâtit également. En charge des locataires, les bénévoles sont présents « entre 10 et 20 % du temps », explique la directrice générale. Une affirmation qui tend à justifier les plaintes des locataires sur le manque de réponse et de prise en charge de leur dossier. Mais Céline Beaujolin affirme : « L’accompagnement, ça n’est pas tous les jours. C’est pas du 100 %. Ça ne gêne pas qu’ils ne soient pas présents tout le temps. »

Malgré leur présence réduite, les « bénévoles bricoleurs » sont en charge de la réhabilitation des logements. « Habitat et Humanisme fait le strict minimum. Ils promettent une rénovation, mais ça n’est pas le cas », confie Mouss. Ce membre du personnel, au contact des agents chargés de la rénovation des logements, affirme : « L’association fait simplement le nécessaire pour la sécurité, et encore ! Souvent, ces tâches retombent sur les bénévoles. » Nombre d’entre eux opèrent comme maçon, électricien ou plombier, alors qu’il ne s’agit pas de leur métier initial.

« On nous demande de faire du chiffre »

L’association est en pleine explosion. Le total de ses recettes passe entre 2020 et 2021 de 214,2 millions d’euros à 242,7 millions d’euros. Présente notamment au salon Viving – salon référence de l’habitat et de l’immobilier –, sa visibilité et ses partenaires nationaux s’accroissent. On compte parmi eux la Société générale, BNP Paribas, Leroy Merlin, Orange ou encore Axa. Mouss et Vincent s’accordent : « L’entreprise se veut au même niveau que celles du CAC 40, maintenant on nous demande de “faire du chiffre”. » Cependant, au vu de la masse de travail et du manque de personnel soulignés par les salariés, Vincent confirme : « Ils attendent que les employés craquent ou partent pour prendre en considération les demandes. » Des conditions en désaccord avec les orientations sociales qui avaient motivé le choix du salarié : « J’étais dans le privé avant et je ne vois pas de changement. On se sent comme leurs laquais. La direction, et particulièrement Bernard Devert, fait peur. »

J’étais dans le privé avant et je ne vois pas de changement.

Mouss poursuit : « Un des membres de notre direction a une voiture de fonction. Ses pneus sont même changés pour ses vacances à la neige. Nous, il faut nous battre pour obtenir des voitures de service. Si on n’en n’obtient pas, ils appellent les résidents et disent que nous avons un empêchement, que nous ne pouvons pas venir. » « Le constat est clair, s’indigne-t-il. Nous ne sommes plus une association mais une entreprise, un marchand de sommeil. » Céline Beaujolin détaille la montée en puissance de l’association : « Nous avons 10 % de croissance par an et doublons de taille tous les cinq ans. Ça nous demande en permanence de sortir de l’artisanal pour aller vers l’industriel. Ça amène des caps de croissance qui sont compliqués et qu’il faut franchir. » Cette explosion se ressent aussi sur les conditions d’embauche. « On n’arrête pas d’ouvrir des centres et de créer des choses, explique la directrice générale. Dans ce cas, il vaut mieux avoir un esprit assez entrepreneur, pionnier, et accepter des conditions qui nécessitent de trouver des solutions par ses propres moyens, d’être innovant et réactif. Ça demande de la débrouille de temps à autre. On doit être attentif à recruter des gens avec cette ouverture d’esprit. »

Un rapide tour d’horizon sur les parcours des dirigeants permet d’observer le caractère montant de la « start-up nation ». Ils et elles sont pour la majorité issu·es du privé et ont fait des études de droit et d’économie. Sur toute la lignée hiérarchique, Vincent constate un « entre-soi bien installé ». « Nous sommes dans le milieu catholique et aristocratique de haute bourgeoisie », poursuit-il. « Dans sa jeunesse, Bernard Devert était très proche des cercles du pouvoir politique lyonnais de droite », constate un ancien ami d’enfance du fondateur. André Gachet, conseiller technique auprès d’associations œuvrant pour le logement social, ajoute : « Bernard Devert a toujours revendiqué une origine professionnelle dans ce cadre-là. Il mobilise des personnes qui sont de ce monde aussi – de l’immobilier, de la production – pour leurs compétences et leurs relations. »

Avant on s’occupait des mal-logés de façon spécifique, maintenant l’argent a remplacé l’humain.

L’association revendique sa dimension historique tout en valorisant sa position montante sur le marché. Sa communication est pensée, sa charte graphique soignée et le tout sous couvert d’un discours teinté de modernité. Cependant, face aux actionnaires et aux donateurs, le message semble tourner casaque. « Quand on est au contact de financeurs mécontents, il faut que l’on fasse un peu pitié, déplore Vincent, que l’on dise que nous sommes une petite association et que tout est fait à la main. » L’association aux ambitions pailletées offre à ses salariés « des outils périmés. Par exemple, nous n’avons pas de suite Adobe, le moindre logiciel nous est refusé. Mais dès que Bernard [Devert] dit quelque chose, les gens tremblent, ça doit être fait à la minute, conditions réunies ou non. » Comme le mentionne André Gachet, « le logement social, c’est de la dentelle ». Pour autant, « je suis dégoûté, conclut Mouss, avant on s’occupait des mal-logés de façon spécifique, maintenant l’argent a remplacé l’humain ».

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Société
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