Rue Erlanger à Paris, 650 mineurs isolés et livrés à eux-mêmes

Depuis deux mois, des jeunes isolés trouvent refuge dans une ancienne école du XVIe arrondissement de la capitale. En attente d’une décision de mise à l’abri par les pouvoirs publics, les associations de protection sur place dénoncent une situation devenue hors de contrôle.

Zoé Cottin  • 20 juin 2023
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Rue Erlanger à Paris, 650 mineurs isolés et livrés à eux-mêmes
Un mineur isolé dans l'école de la rue Erlanger, lors de son occupation par les personnes exilées.
© Clémentine Mariuzzo

L’air matinal est frais mais lourd, chargé de forts effluves d’ammoniac émanant des trois pissotières placées à l’entrée de la cour de récréation. Devant les grilles en métal de l’ancienne école, rue Erlanger, tout est silencieux. Un calme qui précède la tempête ? La question vaut la peine d’être posée. La veille, Agathe Nadimi, pourtant « grande habituée des maraudes » et fondatrice du collectif les Midis du MIE qui œuvre au soutien des mineurs non accompagnés (MNA), confiait être animée par un “sentiment de peur” à l’idée qu’un “drame ne se joue ici”, où viennent maintenant dormir des centaines de jeunes.

Peu sont levés à 7 heures 10. Seulement vingt d’entre eux sont regroupés, debout, pour prendre le petit-déjeuner autour de tables en bois transformées en buffet. Mais une quantité incalculable de tartines attend. “Il faut refaire du café, il n’y en a plus, du chocolat, aussi ! Tu en veux toi ? » Les bénévoles s’agitent en tous sens. Il en faut du stock pour ravitailler tout le monde. Derrière les préfabriqués, environ deux cents tentes alignées se devinent. Et dans les anciennes salles de classe, presque autant, si ce n’est le double, de duvets et de couvertures de survie sont étendues à même le sol. Dans la crasse.

En l’absence de place dans les anciennes salles de classe, les nouveaux arrivants dorment sous des tentes. Il y en a des centaines dans la cour. (Photo : Clémentine Mariuzzo.)

Pas de statut de mineur, pas de prise en charge

Le 4 avril, lorsqu’ils ont été installés ici par les associations d’aides aux étrangers, Utopia 56, TARA, Timmy et les Midis du MIE, les jeunes étaient au nombre de 165. Ils sont désormais 650, selon les décomptes quotidiens des bénévoles. “C’est bien simple, se tourmente Yann Manzi, fondateur d’Utopia 56, on considère que, tous les jours, dix à vingt personnes s’ajoutent”. Toutes primo-arrivantes, toutes jeunes, mais pas reconnues comme mineures par les services départementaux.

Une fois sur le sol français, elles ont dû passer par la case ASE (aide sociale à l’enfance) et se prêter à une double évaluation sur leur minorité et leur situation familiale. Un test qui n’est pas forcément révélateur du nombre réel de MNA en France, selon Yann Manzi. Car si le rapport annuel d’activité du ministère de la Justice en recense 11 315, “de nombreux mineurs passent l’évaluation et sont présumés menteurs dès le début. La vérité c’est que l’État ne met pas les budgets pour les loger.

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Oury Diallo, 15 ans, le confirme. Il s’est vu refuser le statut cinq jours auparavant : “Pendant l’évaluation, ils n’écrivaient même pas quand je parlais. Je leur ai dit que j’avais arrêté l’école en Guinée parce que mon père allait mourir et que je devais m’occuper de lui. Ils ont juste retenu que j’avais arrêté l’école.” Il a donc déposé un recours en justice et tente maintenant de joindre des connaissances au pays pour récupérer son extrait de naissance. En attendant, il ne bénéficie d’aucune présomption de minorité, soit d’aucune prise en charge en France, alors même que la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations Unies proclame le principe de « l’intérêt supérieur de l’enfant ».

Arrivé en France le 28 avril, Oury Diallo n’a pas été reconnu mineur par l’aide sociale à l’enfance. Il assure avoir 15 ans. (Photo : Clémentine Mariuzzo.)

Dans le cas précis de jeunes en situation de recours, presqu’aucun dispositif de logement n’existe, à l’exception du Centre Émile Zola dans le 15e arrondissement de Paris, dont la capacité d’accueil est limitée à 40 places. C’est pourquoi, rue Erlanger, nombre de jeunes ont d’abord été accueillis par la rue. Sans protection aucune, ils ont été exposés “à la violence des forces de l’ordre qui ont lacéré leurs tentes et les ont gazés au lacrymo”, s’indigne le fondateur d’Utopia 56. “Nous sommes alors intervenus.” Les associations refusent de parler de “création d’un squat” mais font maintenant aveu d’impuissance. “Sur place, on n’a plus du tout le contrôle, se désespère Agathe Nadimi, les pouvoirs publics nous ont complètement abandonnés.”

Procédure judiciaire en cours

La ville de Paris, à qui appartiennent les locaux occupés, s’est emparée partiellement du problème en installant un raccordement à l’eau et quelques sanitaires de chantier. Pour autant, Ian Brossat, adjoint en charge du logement, de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugiés est bien conscient que “ces aménagements restent insuffisants pour parler d’habitat digne.” Il assure avoir “proposé à la préfecture un site qui a vocation à être un logement social pour reloger une partie de ces jeunes” mais “ne pas avoir eu de réponse, puis un refus.” Sollicitée par Politis, la préfecture n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet.

En espérant une décision de mise à l’abri, la mairie centrale a porté plainte contre les associations en demandant une « expulsion sans délai, avec l’assistance d’un serrurier et de la force publique si besoin est », selon l’assignation. Mais Ian Brossat dénonce “l’absurdité” d’une situation où la préfecture “conditionne ce relogement à une décision d’évacuation du tribunal alors même que les jeunes sont volontaires pour partir. Ce n’est qu’une manœuvre dilatoire.”

L’ARS préoccupée par la situation sanitaire

L’audience pour statuer sur l’avenir des jeunes a eu lieu le 12 juin. Il faut maintenant attendre le 30 juin pour que le délibéré soit rendu. Une date qui paraît bien trop lointaine pour les bénévoles qui ne vont “pas tenir jusque-là”, selon les mots d’Agathe Nadimi. “On a des personnes qui sont en train de craquer, plus on a de monde et moins on contrôle.” Ces derniers jours, une pression monte, mêlée de désespoir et de fatigue. Les yeux à demi-clos, Nelson Jéjé, 14 ans, confie ne pas trouver le sommeil : “Je ne me sens pas en sécurité ici. Je me méfie de tout, surtout qu’on vole mes documents.” La veille, il a été réveillé par une bagarre. De désespoir, et à bout de nerfs, un jeune a sauté sur le fondateur d’Utopia 56, au bras encore griffé. Ce dernier a porté plainte.

Yann Manzi, fondateur d’Utopia 56, signale l’arrivée de « dix à vingt mineurs par jour ». (Photo : Clémentine Mariuzzo.)

Au vu de la situation, le directeur de la santé publique de l’ARS Île-de-France, le Dr Luc Ginot, s’est rendu sur place la semaine passée. À la suite de cette visite, l’agence a fait part de ses “préoccupations en matière de santé psychique”, statuant que “les jeunes ont souvent vécu des parcours d’exil traumatisants” et que leur épuisement lié à la tension du surpeuplement “peut conduire à des bascules anxieuses ou dépressives.” Dévasté, Nelson Jéjé est le seul à accepter de partager les images qui le hanteront à tout jamais, “les restes de squelette humain en décomposition sur le bateau” et “les enfants qui font la prière, en pleurs, au bord de l’eau”.

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Pour accompagner les jeunes sur le plan psychologique, l’ARS a demandé la mise en place d’un système d’accueil à l’Équipe Mobile Psy Précarité du GHU Sainte-Anne. Elle a également sollicité le Samu social de Paris (SSP) et la Croix-Rouge Française pour intervenir en complément des associations bénévoles sur place. Ces derniers temps, plusieurs jeunes ont été sujets à des malaises, que l’ARS analyse comme étant “essentiellement liées à la fatigue ou à l’épuisement des jeunes.

Allez-y, dites-le qu’on fait pitié, parce que c’est la vérité.

Agathe Nadimi des Midis du MIE ne peut s’empêcher d’espérer que la visite du directeur de la santé publique de l’ARS va accélérer la procédure de relogement. D’ici-là, la routine est la suivante : à 10 heures tout le monde quitte les lieux pour éviter tout risque d’altercation en journée. Retour prévu à 18 heures. Au moment de franchir les grilles, direction la rue, Diallo fait barrière de son corps : “Allez c’est moi qui vais poser les questions maintenant. Qu’est-ce que vous en pensez de cet endroit ? » Une lueur de défi dans le regard, il enchaîne : “Allez-y, dites-le qu’on fait pitié, parce que c’est la vérité.

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Société
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