Le nouveau partage des eaux

L’océan est à la fois une jungle, avec ses pavillons de complaisance qui flottent sur le globe entier, et le théâtre de l’affrontement des grandes puissances, désireuses de s’assurer des zones économiques exclusives.

Denis Sieffert  • 19 juillet 2023
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Le nouveau partage des eaux
© Wiliiam Navarro / Unsplash

La piraterie n’est plus ce qu’elle était. Fini le temps des boucaniers qui, au XVIIe siècle, se lançaient à l’abordage des galions dans les mers du Sud pour s’emparer de leur cargaison. Quand on parle de piraterie aujourd’hui, c’est pour dénoncer les attaques contre rançon dans la corne de l’Afrique ou dans le golfe de Guinée. Mais les vrais pirates des temps modernes, surpuissants, industriels, sont ailleurs. Ce sont le plus souvent des compagnies pétrolières qui transportent leur mazout sous pavillon de complaisance, au mépris de l’environnement et des vies humaines. La France a pris douloureusement conscience de ce fléau en 1978 avec l’échouage de l’Amoco Cadiz sur les côtes du Finistère. Souvenir personnel : je travaillais à la page « marine » du Télégramme de Brest, et nous avons alors découvert tout un monde de forbans, affréteurs souvent états-uniens, dissimulés sous un pavillon fictif libérien, et de compagnies d’assurances marchandant leurs tarifs tandis que le navire dérivait dangereusement.

L’océan est une jungle. Le pavillon de complaisance, c’est ça : un paradis fiscal flottant qui s’exonère des lois sociales et des normes de sécurité. Avant de gagner la terre ferme, avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, la déréglementation est venue du large. La pratique n’était pas nouvelle, même si elle n’avait pas de nom. Dans un de ses meilleurs romans, dont l’intrigue se passe dans les années 1930, Raymond Chandler nous emmenait déjà à bord d’un tripot flottant au large de Los Angeles, qui échappait à la prohibition parce qu’il se tenait à quelques lieues de la côte. Je ne peux pas ne pas évoquer ici le souvenir d’Augustin Gruénais, grande figure des marins CGT, qui m’informait chaque semaine de son combat pour obtenir l’interdiction des pavillons de complaisance.

L’histoire de la mer a toujours été coloniale. Elle l’est aujourd’hui peut-être plus que jamais.

Il n’a pas gagné. Au moins 70 % du tonnage du commerce maritime mondial circule aujourd’hui sous immatriculation fictive, le plus souvent libérienne ou panaméenne. Le temps n’est pas fini des catastrophes environnementales et des épaves sans nom abandonnées avec leurs marins-esclaves au fond d’un port grec ou indien. Et pourtant, à cette même époque, le droit de la mer a connu une avancée significative avec la création, en 1982, des zones économiques exclusives (ZEE) qui étendent la souveraineté des États côtiers jusqu’à 200 milles de leurs côtes (370 km). En théorie, c’était leur donner les moyens d’exercer un contrôle. Encore aurait-il fallu que les États eux-mêmes ne soient pas complices. Mais c’est à cet instant qu’est né ce qu’on n’appelait pas encore la géopolitique des océans. Une disposition positive, mais comportant des effets paradoxaux, et parfois absurdes. La France s’est retrouvée ainsi avec le deuxième domaine maritime mondial. Vive notre poussière d’empire ! Un exemple : le minuscule archipel des Crozet, à l’extrême sud de l’océan Indien, offre à notre pays une zone économique plus vaste que la superficie de la France continentale ! Un simple rocher conquis au milieu de la tempête garantit aux grandes puissances des droits de pêche exclusifs, un potentiel monopole sur des richesses minières, manganèse ou cobalt, qu’elles rêvent d’exploiter (ce qui serait un désastre écologique), et même la possibilité de détecter les sous-marins lance-missiles tapis au fond des océans.

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On comprend que la perspective de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie n’enchante pas Paris ! L’histoire de la mer a toujours été coloniale. Elle l’est aujourd’hui peut-être plus que jamais. On se gausse quand la Chine veut planter son drapeau sur la minuscule Itu Aba, une simple piste d’atterrissage au milieu de nulle part en mer de Chine, mais administrativement taïwanaise. Le Vietnam a beau sortir un antique droit de propriété, que vaut le « j’étais là avant » face à la puissance chinoise ? À ce niveau, l’impérialisme ressemble à un enfantillage. Surtout quand il va jusqu’à fabriquer des îles artificielles pour profiter de la fameuse ZEE. Mais on aurait tort de sourire. L’océan, autour d’Itu Aba, regorge de pétrole et de gaz. Et les îlots naturels ou artificiels sont de la plus haute importance stratégique dans la guerre virtuelle que se mènent dans l’espace indo-pacifique la Chine et les États-Unis, lesquels ont déjà plusieurs coups d’avance dans cette partie de go maritime. Avec le spectre d’un affrontement autour de Taïwan. La guerre pour le contrôle des océans est indissociablement commerciale et militaire. Le capitalisme financier s’y épanouit comme un poisson dans l’eau. 

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