Dans les Balkans, le charbon fait de la résistance

En dépit de terribles impacts environnementaux et sanitaires, les pays de l’ex-Yougoslavie ne renoncent pas à leur abondant lignite pour alimenter les vieilles centrales de l’époque socialiste.

Simon Rico  • 30 août 2023 abonné·es
Dans les Balkans, le charbon fait de la résistance
En Serbie, la centrale Kostolac B s’agrandit : une nouvelle unité construite par les Chinois doit bientôt être mise en service.
© Simon Rico

Quand les jours raccourcissent et que le thermomètre peine à dépasser 0 °C, la ville de Tuzla se couvre d’un épais brouillard.Durant de longues semaines, ce « smog » chargé de particules fines refuse de se dissiper, irritant les voies respiratoires. Pour les quelque 100 000 habitants, c’est l’incarnation de la terrible pollution qui ravage l’agglomération, la plus grande de l’est de la Bosnie-Herzégovine. Ces dernières années, quelques manifestations ont bien eu lieu pour dénoncer la mauvaise qualité de l’air, mais rien n’a changé. Comme d’autres bastions industriels des Balkans, Tuzla s’invite toujours dans le haut du classement des villes les plus polluées du monde, à côté des mégapoles chinoises ou indiennes. Alors même que les usines ferment une à une.

«L’hiver, c’est le pire, constate Goran Stojak. Le nez pique, les yeux brûlent, les bronches sifflent. On ressent bien les effets des poussières qui nous pénètrent. » Ce solide quadragénaire habite sur les hauteurs du village de Divkovići, tout près de l’immense centrale thermoélectrique, dont le premier bloc a été mis en service en 1963. Dans le modeste cimetière, les dates inscrites sur les tombes ont de quoi faire peur : peu de personnes dépassent la soixantaine. Goran Stojak soupire : «Ici, la plupart des gens sont malades ou sont coincés car leur terre est invendable. Les autres sont partis depuis longtemps. » Lui-même a perdu son père, emporté par un cancer.

 Ici, la plupart des gens sont malades ou sont coincés car leur terre est invendable.

Goran Stojak

«La pollution provoque de nombreuses pathologies », confirme Maida Mulić, l’une des responsables de l’Institut de santé publique municipal. «C’est un problème pour toute la communauté», renchérit-elle avant de citer les cancers et les maladies cardiovasculaires, les cas d’allergie, de bronchite chronique et d’asthme qui ne cessent d’augmenter. «Cela affecte particulièrement les populations fragiles, à commencer par les enfants. » Dans les salles de classe, le taux de particules fines est jusqu’à huit fois supérieur à la limite autorisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

L’indépendance énergétique avant tout

Selon l’OMS, la Bosnie-Herzégovine figure au cinquième rang des pays où la pollution de l’air tue le plus dans le monde : 9 % des décès lui seraient directement imputables. C’est encore pire dans le canton de Tuzla, où l’espérance de vie est de plus de trois ans inférieure à la moyenne bosnienne. Là, l’excessive pollution aux particules fines provoquerait une mort sur cinq chez les adultes de plus de 30 ans. Principale responsable : la centrale à charbon, la plus grande du pays. Les experts du réseau écologiste européen Bankwatch ont évalué en 2018 que les surcoûts de santé engendrés par son fonctionnement dépassaient les 600 millions d’euros par an.

Balkans charbon
Kosovo A est la plus ancienne centrale au lignite du Kosovo. Sa construction a commencé en 1962. (Photo : Simon Rico.)

Cette installation est l’une des dix plus polluantes d’Europe. Ses cheminées rejettent annuellement plus de 51 000 tonnes de dioxyde de soufre (SO₂). Ce n’est pas la seule : toujours selon Bankwatch, les 18 centrales à charbon des Balkans occidentaux (1) émettent un plus grand volume de ce gaz très nocif pour la santé et l’environnement que les 221 installations de même catégorie de l’Union européenne (UE). En cause : la combustion massive de lignite, la plus polluante des variétés de charbon, qui abonde dans le sous-sol de l’ex-­Yougoslavie. En conséquence, même tableau désastreux pour le dioxyde de carbone, premier des gaz à effet de serre. En Serbie, le ratio d’émissions de CO₂ par kilowattheure d’électricité produit atteint 626 grammes, équivalent au niveau moyen de 1990 (641 g) dans l’UE, qui depuis a été divisé par près de deux (334 g).

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Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie.

Or, les six pays des Balkans occidentaux, tous candidats à l’intégration dans l’UE, sont tenus depuis le 1er janvier 2018 de se conformer aux quotas de pollution fixés par le marché intégré européen de la Communauté de l’énergie (2). Aujourd’hui, seule l’Albanie les respecte parce qu’elle ne dispose pas de ressources en lignite et mise presque entièrement sur l’hydroélectrique. La Communauté de l’énergie a donc fini par lancer des procédures judiciaires pour sommer ces pays d’agir. Cela ne semble guère inquiéter leurs dirigeants, qui refusent de renoncer trop vite au lignite, arguant que ce combustible, de bien moindre qualité que la houille pourtant tellement décriée, garantit leur sécurité énergétique. «Nous devons augmenter la part des énergies renouvelables, mais la situation actuelle montre que notre décision de ne pas fermer nos mines de lignite était intelligente», se félicitait ainsi fin 2021 le président serbe, en réaction à l’explosion des cours mondiaux du gaz et du pétrole.

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L’UE, les Balkans occidentaux, la Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie.

En Serbie, le charbon produit toujours 70 % de l’électricité et Belgrade compte sur le soutien de Pékin pour financer le maintien de cette filière. Une nouvelle unité doit ainsi ouvrir dans les prochains mois à la centrale de Kostolac grâce à une technologie, des ouvriers et des crédits venus de Chine. La Bosnie-Herzégovine, dont plus des deux tiers de l’électricité proviennent du lignite, s’est tournée vers le même partenaire en vue de concrétiser ce que les autorités présentent fièrement comme le « plus important investissement étranger depuis la fin de la guerre » : le projet de construction du bloc 7 dans la centrale de Tuzla.

Renvoyer le charbon au passé

Au Kosovo, deuxième pays le plus dépendant du charbon au monde, les deux vieilles centrales d’Obiliq, alimentées par les mines voisines, fournissent plus de 90 % de l’électricité nationale. Depuis les fenêtres de son bureau, Xhafer Gashi voit tous les jours les cheminées et les panaches de fumée qui s’en échappent. «Mon plus beau rêve, ce serait que le charbon appartienne enfin au passé», pose le maire de cette commune située en périphérie de la capitale, Pristina. Dans cette zone, la plus peuplée du pays, la pollution liée à l’exploitation du lignite a un impact très lourd. Des ONG écologistes ont fait ce calcul macabre : elle coûterait cinq années de vie aux riverains. Difficile toutefois de corroborer cette estimation puisque aucune étude épidémiologique d’envergure n’a été menée à ce sujet.

Balkans. charbon

Xhafer Gashi, le maire d’Obiliq, rêve de refermer la page du charbon. (Photo : Simon Rico.)

Mais le prix du kilowattheure fait taire les voix critiques : à peine 0,06 euro, plus de trois fois inférieur à la moyenne dans l’UE. Un tarif permis par la présence d’une énorme réserve de lignite, au cinquième rang mondial par son importance, et à l’absence de taxe. Même s’il est associé au passé controversé de la Yougoslavie, ce combustible reste au cœur de la stratégie énergétique des différents gouvernements qui se sont succédé depuis la fin de la guerre de 1999. Sauf que cette dépendance extrême a un revers : en raison de pannes récurrentes dans ses centrales vieillissantes, le petit pays vient de traverser sa plus grave crise énergétique, source d’une immense vague de colère parmi la population.

Nos installations au lignite ne suffisent plus à couvrir nos besoins.

Rinora Gojani, Balkan Green Foundation.

L’an dernier, le Kosovo a dû importer plus de 40 % de son électricité à des tarifs devenus prohibitifs, et des coupures quotidiennes ont été imposées de l’automne 2021 à l’hiver 2022. « Et quand bien même elles seraient parfaitement opérationnelles, nos installations au lignite ne suffisent plus à couvrir nos besoins, insiste Rinora Gojani, de l’ONG Balkan Green Foundation. Il est temps de mettre le turbo sur la diversification du mix énergétique. » C’est bien ce qui est prévu par la « stratégie énergétique 2022-2031 », mais le gouvernement souverainiste de gauche a eu toutes les peines à la faire adopter. Pour le moment, seul un parc éolien est ouvert.

« L’Europe doit agir plus fermement »

Par ailleurs, la pollution engendrée par ces installations vétustes provoque de lourds dégâts au-delà des seuls Balkans occidentaux. Bankwatch estime que plus de 19 000 morts leur seraient imputables, rien qu’entre 2018 et 2020, dont près de 60 % dans l’UE, puisque les fumées ne connaissent pas de frontières. «L’Europe doit agir plus fermement», tonne Pippa Gallop, l’une des expertes du réseau écologiste. Le hic, c’est que la crise énergétique aggravée par la guerre en Ukraine a relancé l’intérêt pour le charbon au sein même de l’UE.

De quoi mettre en sourdine les critiques sur le retard du développement des énergies renouvelables parmi les pays candidats. «Dans les Balkans occidentaux où les tensions restent fortes, la sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire, se désole Dardan Abazi, analyste à l’Institute for Development Policy de Pristina. Pour les dirigeants, la transition verte reste perçue comme une contrainte imposée par Bruxelles et pas une source d’opportunités. Les mentalités mettent du temps à évoluer. » 


Cette enquête a reçu le soutien du Journalismfund Europe.


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