À Sens interdits, le théâtre court vers la liberté

Depuis sa création en 2009, le festival fait de Lyon et de la région Auvergne-Rhône-Alpes le carrefour de créations théâtrales du monde entier. Cette année, malgré des obstacles multiples, il invite de nouveau des pièces contre l’injustice, pour la liberté. 

Anaïs Heluin  • 11 octobre 2023 abonné·es
À Sens interdits, le théâtre court vers la liberté
L’Opéra du villageois, de Zora Snake, convoque le fantôme des œuvres africaines spoliées par la France.
© Xulani Tulumani

Festival Sens interdits / du 14 au 28 octobre.

L’ordre donné par un courrier des directions régionales des affaires culturelles (Drac) aux structures subventionnées, le 14 septembre, de suspendre « sans délai et sans aucune exception » la coopération avec les artistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso n’est pour le festival Sens interdits « que » la dernière nouvelle catastrophique en date. Créé en 2009 par Patrick Penot, cet événement biennal qui se tient dans divers lieux de la métropole lyonnaise et de la région Auvergne-Rhône-Alpes est depuis ses origines à l’écoute du pouls du théâtre international, en particulier celui qui se fait dans l’urgence. Il a le goût de l’art « de nécessité, profondément politique et pourtant éloigné de toute idéologie et de toute propagande », lit-on sur le site internet du festival.

D’abord, la circulation des artistes, l’ouverture à l’Autre que promeut Sens interdits ont forcément été très ébranlées par le déclenchement de la guerre en Ukraine. Puis un problème local a accentué les difficultés. Comme souvent depuis 2021, soit depuis l’arrivée de Laurent Wauquiez à la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes, celle-ci en est responsable : en septembre 2022, elle annonçait la fin de son soutien annuel. La structure se trouvait ainsi privée de 50 000 euros les années impaires (celles de Sens interdits, qui pendant deux semaines invite quinze à vingt compagnies du monde entier) et de 30 000 euros les années paires (celles de Contre-Sens, qui compte un plus petit nombre de spectacles). Mais Patrick Penot – directeur bénévole – n’est pas de ceux que les coups bas politiques atteignent. Ses mots d’ordre sont clairs : « Maintenir malgré tout, s’adapter et transmettre ! »

Fidélités artistiques

L’affaire des visas n’empêchera pas Sens interdits de faire venir tous les spectacles de l’un des trois focus géographiques de l’édition, consacré au Cameroun, au Mali et au Rwanda. « Depuis la première loi Pasqua, en 1986, il est de plus en plus compliqué pour les étrangers, en particulier pour les Africains, de venir en France. Dans ce contexte, les Instituts français ne peuvent plus assurer correctement leur mission de coopération culturelle. Or, à un moment où les coups d’État se multiplient, il est important de poser les bases d’une véritable coopération», affirme le directeur de Sens interdits.

C’est dans ce but que le festival développe de longue date des fidélités artistiques, à travers l’accueil de spectacles mais aussi par un accompagnement à la production et à la diffusion et par un travail de transmission à l’année. Le danseur et chorégraphe camerounais Zora Snake est l’une de ces figures soutenues par Sens interdits. Il présente cette année deux créations : L’Opéra du villageois, qui convoque le fantôme des œuvres africaines spoliées par la France, tandis que Shadow Survivors relie le Cameroun d’aujourd’hui à celui des années 1960, où le mouvement indépendantiste laissait espérer une souveraineté populaire.

Il est très dommage que les artistes soient victimes de problèmes politiques.

Tata Tassala Bamouni, artiste

Seule une artiste, la comédienne, conteuse et danseuse burkinabée Tata Tassala Bamouni, risque de ne pouvoir rejoindre Sens interdits, où elle doit jouer dans Tafé Fanga ? Le pouvoir du pagne ?. La metteuse en scène du spectacle, Assitan Tangara, qui dirige aussi la compagnie Anw Jigi Art, pratiquant un théâtre social dans l’un des quartiers les plus populaires de Bamako, se prépare « au cas où » à reprendre le rôle de son interprète. « Il est très dommage que les artistes soient victimes de problèmes politiques, dit-elle. La culture devrait être au-delà, car elle s’adresse à tous, au-delà des frontières. Dans notre spectacle Tafé Fanga ? par exemple, toutes les femmes peuvent se retrouver dans les artistes pour la plupart maliennes qui racontent les violences dont elles-mêmes et les femmes que nous avons rencontrées autour de nous sont victimes. » Dans une autre pièce programmée à Sens interdits, Cousu main / Coups humains, Anw Jigi Art porte les témoignages de deux femmes victimes de viols pendant la guerre dans le nord du Mali.

Pour ce collectif malien comme pour la plupart des artistes des 18 spectacles de l’édition – « contre 22 en 2021, tandis que le nombre de représentations passe de 62 à 44 », déplore Patrick Penot du fait du retrait de la région –, venir à Sens interdits présente un intérêt culturel autant qu’économique. « Dans ce type d’événement, nous avons l’occasion de découvrir bien des pratiques théâtrales totalement absentes dans notre pays, explique Assitan Tangara. C’est aussi une manière d’obtenir un peu d’argent pour la compagnie, qui n’a aucun soutien à la création car cela n’existe pas au Mali. Pour créer, il nous faut donc à chaque fois prendre sur les aides qui nous sont accordées à d’autres titres, pour notre travail avec les enfants et les femmes. »

Parcours du combattant

La situation du Freedom Theater du camp de Jénine en Cisjordanie, dont Sens interdits invite le directeur Ahmed Tobasi avec son spectacle And Here I Am, n’est guère meilleure. «Depuis deux ans, les aides de l’Union européenne à la Palestine sont considérablement réduites, toute action contre Israël, qui bombarde chaque jour nos civils, étant considérée comme du terrorisme. Si cela continue, la plupart des organisations culturelles palestiniennes vont fermer», dit l’artiste, qui dans son seul en scène raconte son parcours du combattant, par les armes puis par le théâtre.

Ahmed Tobasi, grâce à son passeport norvégien, voyage pour ses confrères et consœurs que les checkpoints empêchent même d’aller d’une ville à l’autre. « En voyageant, en faisant connaître au monde ce que vivent les Palestiniens grâce au théâtre, je veux montrer à ma communauté que la vie peut être tout autre que celle que nous connaissons. Par le théâtre, que nous enseignons aux enfants et aux jeunes, nous cherchons au Freedom Theater, qui existe depuis 2006, à faire sentir ce qu’est la liberté, ce qu’est être soi-même», affirme l’artiste. Pour lui aussi, toutes les atteintes portées à la mobilité des artistes dans le monde sont une grave offense aux droits humains, pour lesquels il milite avec acharnement, bien qu’ayant déjà perdu tous ses amis.

Aller à la rencontre de ses artistes et de leur dire que nous pensons à eux, que dès que ce sera possible nous les inviterons.

Patrick Penot, directeur

Avec Ahmed Tobasi, Samaa Wakim de Haïfa et le Théâtre Ashtar de Ramallah composent le focus palestinien de Sens interdits, dont la troisième grande fenêtre géographique s’ouvre cette année sur la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. « Du fait du contexte évoqué plus tôt, et parce que je me dis toujours qu’il vaut mieux chercher à chaque crise un aspect positif, je suis allé à la découverte du théâtre qui se fait dans ces territoires ultramarins, encore très marqués par les politiques publiques de l’Hexagone», dit Patrick Penot.

Artistes en exil

Cette édition 2023 témoigne aussi d’une réalité que ne pouvait omettre de prendre en compte un festival aussi tourné vers les pays en guerre ou victimes d’injustices que Sens interdits : le nombre sans cesse croissant d’artistes en exil. L’une des artistes accueillies de longue date par Sens interdits – sa première fois remonte à 2011 –, la Russe Tatiana Frolova, fondatrice il y a trente-sept ans du KnAM, qui est l’un des premiers théâtres indépendants d’URSS, est d’ailleurs venue s’installer à Lyon dès mars 2022, lorsque son pays déclenchait la guerre contre l’Ukraine. Elle présente à Lyon sa première création réalisée en exil, sur l’exil. Parmi les familières du rendez-vous des théâtres en lutte, on retrouve aussi la Libanaise Chrystèle Khodr avec sa nouvelle pièce, Ordalie. Si tout cela peut se faire, c’est en grande partie grâce à la solidarité manifestée au festival par les autres tutelles à la suite de l’annonce du retrait de la région.

Les trois autres partenaires publics du festival – l’État, la métropole de Lyon et la ville – ont en effet proposé à l’association une convention pluriannuelle d’objectifs sur 2023-2025 et ont anticipé l’augmentation de leur subvention prévue en 2024. « C’est assez rassurant pour l’avenir du festival, qui prépare l’arrivée d’une nouvelle direction au 1er janvier 2025, pour laquelle il faudra créer un poste rémunéré», exprime Patrick Penot, qui a tout de même repris le fil de ses nombreux voyages interrompus. Il était il y a peu en Ukraine, afin d’«aller à la rencontre de ses artistes et de leur dire que nous pensons à eux, que dès que ce sera possible nous les inviterons». Sens interdits n’a pas fait son dernier pas vers les théâtres qui résistent.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Théâtre
Temps de lecture : 8 minutes