« Fenêtre sur cour » ou le meurtrier imaginaire
Dans Hitchcock s’est trompé, Pierre Bayard démontre que la manière dont on a vu le chef-d’œuvre du maître du suspense est, depuis soixante-dix ans, biaisée. Un livre très convaincant.
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Hitchcock s’est trompé / Pierre Bayard / Minuit / 172 pages / 18 euros.
Un quartier de New York dans les années 1950, une cour intérieure, un homme, photographe de profession, coincé dans une chaise roulante avec une jambe dans le plâtre, des jours à passer son ennui à observer les différents habitants de la cour, et, peu à peu, la certitude acquise que l’un d’eux a commis un meurtre. Ces quelques lignes suffisent à identifier l’un des chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour (Rear Window), datant de 1954, avec James Stewart et Grace Kelly dans les rôles principaux de Jeff et Lisa.
Un film vu et revu avec félicité, où culmine l’art du maître du suspense, jouant sur les bruits hors champ, les silences (un tiers du film est sans paroles, fait très exceptionnel pour une production hollywoodienne), sur ce qui est montré et caché, et donc sur l’imaginaire du spectateur. Depuis près de trois quarts de siècle que ce film existe, tout semblait avoir été dit et écrit à son sujet et sur la résolution de son intrigue : le représentant en bijoux, M. Thorwald, habitant au premier étage de l’immeuble situé en face de l’appartement de Jeff, a bel et bien tué sa femme.
Depuis près de trois quarts de siècle que ce film existe, tout semblait avoir été dit et écrit à son sujet.
C’était compter sans l’esprit inépuisablement ingénieux de Pierre Bayard, l’auteur du célèbre Comment parler des livres que l’on n’a pas lus (Minuit, 2007), professeur de littérature française à l’université Paris-8 et psychanalyste. S’il n’écarte pas l’humour, c’est très sérieusement que Pierre Bayard a établi une méthode de lecture des œuvres, fréquemment policières – Qui a tué Roger Ackroyd ? (Minuit, 1998), L’Affaire du chien des Baskerville (Minuit, 2008), La Vérité sur “Ils étaient dix” (Minuit, 2019)… –, disséquant leurs invraisemblances et leurs impensés narratifs et ayant recours à des notions savantes sur la psyché, voire quelques concepts psychanalytiques.
Dans son nouveau livre (son vingt-quatrième, l’auteur est prolifique), il se saisit pour la première fois d’une œuvre cinématographique, Fenêtre sur cour, donc. Il titre impudemment : Hitchcock s’est trompé. Délicieuse promesse, qu’il faut entendre ainsi : le réalisateur a cru qu’il filmait la découverte d’un meurtre par ses personnages ; or ceux-ci l’ont ou se sont abusé(s). Voilà ce qu’il faut démontrer, avec pour finalité une question cruciale, celle du voir : « Que voyons-nous au juste dans le monde quand nous croyons l’observer et, dans le même temps, que nous arrive-t-il de manquer en lui, au point d’être par moments aveuglés par l’évidence de son spectacle ? » écrit l’auteur dans un prologue.
Scrupuleuse contre-enquête
Pierre Bayard procède de manière méticuleuse et pédagogique. Bien que le film soit célébrissime, il ne fait pas l’économie d’une présentation détaillée et la plus neutre possible des lieux et des personnages – croquis à l’appui, chaque habitant étant situé dans son appartement. Il expose de la même manière l’intrigue, sur vingt-cinq pages, exercice qui exclut tout commentaire, à l’exception d’un seul à propos de l’unique scène qui échappe totalement à Jeff, celui-ci étant endormi, où le personnage tenu pour suspect sort de son appartement la nuit, accompagné d’une femme.
Et Pierre Bayard d’achever ainsi ce long résumé : « Il m’est apparu comme indispensable, dans le cas d’une affaire criminelle aussi complexe, d’être extrêmement précis sur tous les éléments du dossier sans négliger aucun détail. J’imagine que les plus vigilants d’entre [les lecteurs] ont déjà repéré quelques-uns des problèmes qui rendent invraisemblable la solution proposée, ou ont même quelques idées sur ce qui s’est véritablement passé, pendant ces quelques jours d’agitation intellectuelle, dans cette cour paisible de Greenwich Village. »
Puis l’auteur s’engage dans une scrupuleuse contre-enquête déconstruisant les soupçons d’assassinat que Jeff et Lisa portent à l’encontre de M. Thorwald. Nous en tirerons trois principes généraux, pour ne pas gâcher le plaisir de celles et ceux qui suivront le contre-enquêteur pas à pas. Enfin, cerise sur le gâteau, Pierre Bayard se livre à l’élucidation du seul meurtre qui a réellement lieu dans cette histoire, véritable point aveugle de Fenêtre sur cour depuis soixante-dix ans, et dont nous ne révélerons évidemment rien. Comme le dit l’avertissement en début de volume : « Ce livre est [aussi, NDLR] un roman policier. Il est donc fortement déconseillé aux lecteurs·trices de feuilleter les dernières pages, qui donnent la solution de l’énigme. »
Premier grand principe de cette contre-enquête : replacer l’œuvre dans le parcours artistique du cinéaste. Un film n’est pas un atome isolé. Or, de la première œuvre importante d’Hitchcock, datant du muet, Les Cheveux d’or (1926), à nombre de ses grands films, comme Soupçons (1941), un homme y est fréquemment accusé à tort ou, plus subtil, sa culpabilité y est indécidable. Plus encore, Fenêtre sur cour est suivi de La Main au collet (1955), dont Grace Kelly est à nouveau la vedette et dont le personnage se trompe du tout au tout sur l’identité du voleur qui est au centre de l’intrigue. Comme si La Main au collet était « une œuvre-repentir, écrit Bayard, dans laquelle le cinéaste, prenant conscience qu’il avait peut-être été dupé par certains de ses personnages, aurait entrepris d’explorer une autre piste que celle initialement privilégiée ».
Les personnes qui ont quelque chose à cacher ne sont pas pour autant des assassins.
Deuxième principe : rechercher le mobile du meurtre. M. Thorwald semblait ne plus s’entendre avec sa femme, voire en aimait une autre ? Pierre Bayard indique que, dans un tel cas, le divorce, alors en pleine expansion aux États-Unis, est plus simple que le crime. Concernant les circonstances du meurtre, rien ne tient vraiment, y compris cette propension incompréhensible qui serait celle d’un Thorwald offrant aux yeux de tous les indices pour l’incriminer. L’auteur parle d’« exhibitionnisme meurtrier ». La formule est plaisante, comme cette phrase, où il s’inclut lui-même : « Je ne prétends nullement que Thorwald soit blanc comme neige, mais les personnes qui ont quelque chose à cacher et ne souhaitent pas que la police se mêle de leurs affaires – c’est mon cas – ne sont pas pour autant des assassins ».
« Délire d’interprétation »
Enfin, troisième grand principe : questionner l’interprétation traditionnelle, élevée en vérité instituée et érigée depuis des lustres par des cinéphiles considérables. C’est le cas en particulier des jeunes turcs de la Nouvelle Vague, Truffaut, auteur du fameux « Hitchbook » (1), Rohmer et Chabrol, ainsi que leur héritier critique, le grand Jean Douchet. Tous ont repris avec plus ou moins d’ampleur la thèse du voyeurisme, y impliquant le spectateur et ses fantasmes, le film devenant une métaphore du cinéma.
Hitchcock, François Truffaut, édition définitive, Gallimard, 1993.
Considérant la notion de voyeurisme non dans son acception commune, c’est-à-dire morale, mais d’un point de vue psychanalytique, Bayard s’inscrit en faux. Toujours aussi passionnante et parfaitement claire, sa démonstration intègre dès lors des notions scientifiques. Sont cités Freud, Lacan, plus loin Derrida. Non par pédantisme, mais pour poser le bon diagnostic. C’est ainsi que l’auteur détecte ce qui agit Jeff en réalité : sa paranoïa, dans laquelle il entraîne Lisa. À cette aune, tout signe est bon à prendre, métamorphosé en indice, pour alimenter le « délire d’interprétation » auquel se livrent les deux détectives amateurs.
Fenêtre sur cour nous fait assister à la naissance en direct, chez deux personnes de bonne foi, d’une forme de complotisme.
« Ce que montre le film d’Hitchcock, écrit l’auteur, est moins un hypothétique voyeurisme du personnage principal que la manière dont, face au monde que symbolisent les immeubles d’en face, l’être humain construit du sens. » Mais le monde n’est-il pas intrinsèquement absurde ? L’être humain, ne supportant pas cette idée, n’a-t-il pas besoin de se raconter des histoires ? Et quand ces histoires sont élaborées en dépit du bon sens (ou de la rationalité), quel en est le résultat ? « Il serait à peine exagéré de dire […] que Fenêtre sur cour nous fait assister, derrière son apparence de comédie policière, à la naissance en direct, chez deux personnes de bonne foi, d’une forme de complotisme. » À méditer.
Une fois arrivé au terme de la lecture d’Hitchcock s’est trompé, reste bien sûr à voir à nouveaux frais Fenêtre sur cour. L’effet est radical : on ne peut plus se défaire du regard de Pierre Bayard. Ça tombe bien : il est génial !