Le créole, le grand absent du cinéma français

Le premier festival parisien du cinéma créole se déroule actuellement à Paris. Un événement inédit et révélateur de l’ordinaire invisibilité des films des départements d’Outre-mer.

Lola Dubois-Carmes  • 20 octobre 2023 abonné·es
Le créole, le grand absent du cinéma français
Sur le tournage de Sac la mort, d’Emmanuel Parraud, à La Réunion.
© Kiff / Kreyolliwood.

Kréyol international film festival / Jusqu’au 20 novembre aux cinémas Escurial (Paris 13e) et Christine Cinéma club (Paris 6e).

« On a soixante-quinze ans de retard à rattraper », constate, sans fatalisme, la Martiniquaise Alexia de Saint John’s, la fondatrice du Kréyol international film festival (le Kiff), qui se tient à Paris jusqu’au 20 novembre. L’occasion de voir à l’écran une France souvent marginalisée de la sphère culturelle. Au-delà de la langue créole, l’ambition du festival est de pouvoir montrer d’autres images, d’autres rapports humains et d’autres problématiques sociales. À l’affiche, parmi 17 films internationaux, on retrouve ainsi Sac la mort (2017) d’Emmanuel Parraud. Un récit faisant échos aux pratiques syncrétiques et magiques réunionnaises à travers l’histoire d’un homme, Patrice, qui souhaite venger son frère. On peut aussi voir Le lien qui nous unit (2020), le long-métrage de Pélagie Serge Poyotte dans lequel il évoque la relation d’un père et d’un fils qui tentent de renouer après des années de silence et où transparaît la culture guyanaise avec sa société pluriethnique et son carnaval.

À l’exception de quelques succès notables, tels que Rue Cases-Nègres (1983) d’Euzhan Palcy avec 1,4 million d’entrées ou La Première Étoile (2009) de Lucien Jean-Baptiste, qui a comptabilisé 1,6 million de spectateurs, le cinéma des départements français d’Outre-mer est très méconnu dans l’Hexagone. La faute à une industrie qui a eu du mal à se développer, en raison notamment d’une bataille législative qui aura duré plus de soixante ans. La taxe sur les entrées dans les salles de cinéma (TSA), qui alimente le fonds de soutien du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et qui conditionne l’octroi de certaines de ses subventions, n’a longtemps pas été appliquée en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane et à La Réunion, ni pour les 2,2 millions d’habitants que comptent ces territoires.

Dynamique et effervescence

La question de l’application de la TSA a été un sujet de discussion sensible pendant de longues années car les distributeurs locaux, peu nombreux, ne souhaitaient pas voir les prix des billets augmenter ni communiquer sur les chiffres des entrées. Mais nombre de cinéastes ultramarins estiment que s’ils avaient pu accéder au soutien automatique du CNC, comme leurs homologues de métropole, la production aurait pu être plus importante et de meilleure qualité.

« Après deux films de Christian Lara dans lesquels j’ai joué et qui ont plutôt bien marché aux Antilles, je me suis demandé : pourquoi avait-il tant de mal à se faire financer ? Pourquoi est-ce que c’était si difficile ? », relate Greg Germain, l’acteur guadeloupéen campant le personnage du Dr Alpha dans la série Médecins de nuit dans les années 1980. Il a été une figure de proue dans la bataille pour l’application de cette taxe. « Après un festival qui s’est tenu en Martinique en 1989, je me suis rendu compte qu’il y avait des films qui provenaient de toutes les Caraïbes, se souvient-il. Dans un rapport que je produisais à la même époque, j’ai donc noté que la preuve était faite que si les Antillais ne font pas de films, ce n’est pas parce qu’ils sont antillais, mais bien parce qu’ils sont français. »

La preuve était faite que si les Antillais ne font pas de films, ce n’est pas parce qu’ils sont antillais, mais bien parce qu’ils sont français. 

Greg Germain

Après d’âpres débats, la taxe est finalement devenue effective en 2016, à un taux inférieur à celui en vigueur dans l’Hexagone : 5 % contre 10,72 %. Elle alimente depuis les caisses du CNC, ce qui permet aux réalisateurs d’obtenir son soutien, et a permis de lever le voile sur les données relatives à la présence du public ultramarin dans les salles. Mais tout, ou presque, reste à faire. Si les formations sont encore peu nombreuses, la dynamique est là. Début octobre, l’école Kourtrajmé, fondée par le cinéaste Ladj Ly, a par exemple ouvert un campus en Guadeloupe. À La Réunion, l’association Cinékour, spécialisée dans le court-métrage, propose chaque année un concours, une résidence et une mise en réseau. Les stages et les formations qu’elle propose participent de l’effervescence réunionnaise. Le nombre d’emplois dans la filière à La Réunion a doublé entre 2010 et 2020, selon l’Agence régionale du développement.

Mais pour les réalisateurs interrogés, il manque une stratégie clairement définie capable de porter le cinéma à un autre niveau dans l’ensemble des DROM. Ainsi, pour Pélagie Serge Poyotte, le problème est « avant tout politique » et s’illustre par la regrettable absence de mise en place de Sofica (sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel), destinées à la collecte de fonds privés. « On a oublié qu’on était en Amérique de Sud et dans les Caraïbes et qu’on pouvait aussi créer une synergie avec les pays voisins pour pouvoir créer un vrai cinéma créole », fait remarquer le cinéaste.

Ambivalence

Convaincre producteurs et distributeurs de participer à de tels projets n’est pas non plus chose aisée et des réticences persistent. « Notre fragilité vient de ceux qui nous financent, pour eux, c’est de l’exotisme. On a un statut bâtard puisqu’on est à la fois français, caribéen et sud-américain, analyse Pélagie Serge Poyotte. En un sens, les langues étrangères sont plus faciles à accepter que le créole car elles appartiennent à une nation et les choses sont claires. » Une ambivalence constatée aussi par Khir-Din Grid, producteur chez Nouvelle Toile production et ayant récemment produit le court-métrage réunionnais La Course de Phaéton d’Aurélie Filain. « En principe, ces films doivent concourir dans des sélections françaises des festivals et non pas des sélections internationales car ils sont français. Mais l’usage du français est souvent obligatoire, déplore le producteur. Les festivals ont sans doute peur que leur public soit surpris par l’usage des sous-titres et refusent donc des films qui auraient pourtant pu y avoir toute leur place. »

On a un statut bâtard puisqu’on est à la fois français, caribéen et sud-américain.

Pélagie Serge Poyotte

Emmanuel Parraud, dont le film Sac la mort a été présenté à l’Acid, à Cannes, en 2016, n’est pas né à La Réunion. Après la découverte de l’île, il décide d’y tourner ses films et de rendre compte de cette culture le plus fidèlement possible. Pour sa première œuvre tournée dans ce département, Avant-poste (2009), il se souvient qu’il « a été très difficile de trouver un distributeur ». À chaque fois, « ils hésitaient en se disant qu’ils ne sauraient pas comment le vendre car ne rentrait dans aucune case », c’est-à-dire ni celui du film africain, ni celui du film français, comme les professionnels du milieu se le figurent. À cette même époque, les techniciens réunionnais lui recommandent, eux aussi, de ne pas utiliser leur langue qu’ils jugent « sans intérêt ». Mais à la projection du film, il se réjouit de voir arriver des personnes touchées « d’entendre pour la première fois leur langue à l’écran ». Près de quinze ans plus tard, il a le sentiment que les mentalités changent et qu’une partie de la nouvelle génération affirme plus volontiers son identité.

Le public, lui, est-il disposé à accorder du crédit à un cinéma affichant diverses créolités qu’il n’a pas l’habitude de voir s’exprimer ? « Quand un film est bon, la langue n’importe pas », estime le producteur Khir-Din Grid. Pélagie Serge Poyotte abonde : selon lui, le public est curieux. Le réalisateur Emmanuel Parraud est plus mitigé. S’il observe aussi un certain intérêt du public, il reconnaît pour sa part avoir été témoin de réactions violentes à plusieurs reprises lors des diffusions de ses longs-métrages abordant la question de la colonisation.

Les Français ont tous cette culpabilité de la colonisation, de l’esclavage, et une grande majorité ne veut pas en entendre parler.

Emmanuel Parraud

« Les Français ont tous cette culpabilité de la colonisation, de l’esclavage, et une grande majorité ne veut pas en entendre parler », juge-t-il. Il remarque « une mauvaise digestion de notre histoire par rapport aux départements d’Outre-mer », qui nécessiterait « un travail de fond » pour apporter « une culture et des habitudes ». Pour l’heure, la question économique continue d’occuper le terrain dans ces départements : les relations entre distributeurs de films et exploitants de salles s’enveniment en raison d’un désaccord sur leurs rétributions respectives. La question devra être tranchée par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale dans les prochains mois.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes