« On ne veut plus être traités comme des animaux »

En une semaine, grâce à un mouvement de grève inédit depuis quinze ans, la CGT et la CNT ont obtenu la reconnaissance de travail de près de 800 travailleurs sans papiers. Récit d’une lutte exemplaire.

Pierre Jequier-Zalc  • 25 octobre 2023 abonné·es
« On ne veut plus être traités comme des animaux »
Moussa, 23 ans, a participé à l’organisation de la grève dans son entreprise de nettoyage.
© Pierre Jequier-Zalc

« Je suis fier. Tellement fier. » La gorge de Moussa se serre, ses yeux brillent. Cela fait plus d’un an que ce jeune homme de 23 ans, arrivé du Sénégal début 2021, prépare une grève dans son entreprise de nettoyage, Stella Propreté. Le 17 octobre 2022, avec deux collègues à lui, sans papiers comme lui, ils décident de franchir la porte de la section CGT du 12e arrondissement. Là, ils tombent sur Alexia, militante du collectif TSP (travailleurs sans papiers) de la CGT parisienne. « Ce cas de figure n’est pas rare. C’est comme cela que ça fonctionne. Ils viennent nous voir puis on se réunit plusieurs fois pour constituer des dossiers et étudier qui serait susceptible d’entrer dans les clous de la circulaire Valls [circulaire du 28 novembre 2012, réglementant la délivrance d’un titre de séjour dans le cadre du travail, N.D.L.R.] », raconte-t-elle.

Bien sûr qu’on veut être régularisés, mais, surtout, on veut être respectés en tant que travailleurs.

Moussa

Partout sur le territoire francilien, les collectifs locaux de la CGT vivent la même chose. Cette fois, ils ont décidé de frapper un grand coup. Plutôt que de multiplier les actions localisées, les travailleurs sans papiers et le syndicat préparent durant de long mois une action d’ampleur, coordonnée. « Notre syndicat a une forme de notoriété sur notre capacité et notre sérieux pour monter ce genre de mouvement. On n’envoie pas les travailleurs au casse-pipe », souligne Alexia. Par le bouche-à-oreille, par des rencontres sur les lieux de travail, le mot circule vite. « Bien sûr qu’on veut être régularisés, mais, surtout, on veut être respectés en tant que travailleurs. On veut pouvoir disposer du droit au chômage, de prendre un arrêt maladie, d’un salaire normal. On ne veut plus être traités comme des animaux », confie Moussa. « Valet de chambre », répond-il lorsqu’on lui demande l’intitulé de son poste, qui consiste à faire les lits et nettoyer les toilettes et les sols dans des hôtels.

Sur le même sujet : Asile et immigration : l’attentat d’Arras fait avancer le projet de loi Darmanin

Ils sont travailleurs dans le bâtiment, le nettoyage, la gestion des déchets, la logistique. Toujours, ou presque, en intérim, depuis plusieurs années. « J’ai 23 ans et j’ai déjà des douleurs terribles dans le dos », confesse Moussa, mimant un chariot trop bas pour son grand gabarit. En un an de préparation, la CGT a regroupé 650 travailleurs sans papiers, pour 33 entreprises concernées. Du jamais-vu depuis la grève historique de 2008-2009. Le contexte est propice, au moment où le gouvernement prépare une loi immigration où le sujet du travail figure comme un des piliers centraux. Alors que le patronat crie à la pénurie de main-d’œuvre, ce projet de loi propose la mise en place d’un titre de séjour d’un an pour les travailleurs sans papiers des secteurs dits « en tension ».

Une vision « utilitariste » de l’immigration, dénoncent les organisations syndicales et les collectifs de travailleurs sans papiers. « D’autant plus que beaucoup d’entre eux ne bossent pas dans les secteurs les plus en tension au sens du gouvernement », assure Émeline Zougbédé, chercheuse à l’IC-Migrations du CNRS, qui a notamment étudié plusieurs grèves de travailleurs sans papiers. À titre d’exemple, aucun des métiers principaux du BTP ne figure dans les dix premiers métiers où il existe des difficultés de recrutement, selon l’enquête « Besoins en main-d’œuvre » de Pôle emploi.

Une action coordonnée

Lundi 16 octobre, à la Bourse du travail à Paris. On est à la veille du grand jour. Cette réunion est organisée notamment par la CNT et le collectif des Gilets noirs, pour peaufiner les derniers préparatifs. Le lendemain, ils ont décidé d’occuper le chantier de l’Adidas Arena, porte de la Chapelle, pour soutenir une grève de plusieurs dizaines de sans-papiers employés sur des chantiers des Jeux olympiques ou du Grand Paris. La date de leur action, le 17 octobre, n’est pas choisie au hasard. Ils savent, évidemment, que la CGT prépare aussi une action d’ampleur à la même date. « Si l’on ajoute à cela la vitrine mondiale que constituent les chantiers des JO et le contexte de la loi Darmanin, cela nous permet de penser que nos actions vont avoir de fortes répercussions », souffle Louisa, une militante venue assister à la réunion.

Sur le même sujet : JO 2024 : un chantier bloqué par des travailleurs sans papiers grévistes

Mardi matin, aux aurores, plusieurs dizaines de personnes envahissent le chantier de l’Arena, lequel est mis à l’arrêt. À l’intérieur, on lit sur plusieurs banderoles : « Les immigrés arrêtent le Grand Paris », « Pas de papiers, pas de JO ». Deux heures plus tard, via un communiqué, la CGT annonce que 33 piquets de grève ont été installés partout en Île-de-France. Plusieurs agences d’intérim sont même occupées par les travailleurs grévistes. Dans son entreprise, Stella Propreté, Moussa a réussi à mobiliser neuf collègues sans papiers pouvant prétendre à une régularisation. Pendant un an, il a fait le lien avec le syndicat pour apporter les documents manquants et convaincre ses camarades de prendre le risque de s’engager. « Ça me rend triste, car certains ne peuvent pas encore y prétendre et donc ne font pas grève », regrette-t-il.

Jeux olympiques JO sans papiers grève
Jeux olympiques JO sans papiers grève
L’action des travailleurs sans-papiers sur le chantier de l’Arena, porte de la Chapelle, à Paris, le 17 octobre 2023. (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

L’effet de masse ne loupe pas. Sur le chantier de l’Arena, les représentants de Bouygues, le donneur d’ordre, et de la mairie de Paris rappliquent immédiatement pour négocier avec les syndicalistes de la CNT et les représentants des travailleurs. Partout en Île-de-France, les entreprises cèdent une par une. En 24 heures, 27 d’entre elles acceptent de délivrer des « Cerfa » aux travailleurs grévistes. Une reconnaissance de leur travail, premier pas vers la régularisation. Sur le chantier de l’Arena, les organisateurs de l’action déclarent avoir obtenu gain de cause en fin de journée.

« Depuis la circulaire Valls, les grèves de sans-papiers sont souvent éclair », note Émeline Zougbédé. En effet, cette circulaire donne un cadre à une régularisation par le travail. En préparant les dossiers en amont, la CGT se donne ainsi toutes les chances d’obtenir rapidement gain de cause. L’entreprise de Moussa n’a tenu que trois heures avant de céder. « On a signé un protocole qui dit que, tant qu’on ne dispose pas du récépissé de la préfecture indiquant que notre demande de régularisation est en cours, nous ne reprenons pas le travail », explique-t-il.

Sur le même sujet : Expulsions : Darmanin préconise l’abus de pouvoir

Lorsqu’on rencontre Moussa, nous sommes vendredi 20 octobre. Cela fait trois jours qu’il a obtenu son Cerfa. Pourtant, il ne s’arrête pas. Avec d’autres camarades, il contribue à tenir le piquet de grève d’Ekors Intérim, une des rares agences à ne pas avoir encore cédé. Le mot d’ordre est clair : « Nous ne déposerons pas de dossier de régularisation en préfecture tant que l’ensemble des travailleurs de l’intégralité des piquets n’auront pas obtenu leur Cerfa », assure Jean-Albert Guidou, responsable du sujet des travailleurs sans papiers à la CGT.

« On n’as pas entendu le gouvernement »

C’est aussi cela qui fait la force de ces actions coordonnées. Mettre la pression sur les entreprises les plus récalcitrantes. Car celles-ci n’ont aucun intérêt à faciliter la reconnaissance de leurs travailleurs sans papiers. « Pour les entreprises, des travailleurs irréguliers, intérimaires, c’est la flexibilité incarnée, on peut les virer du jour au lendemain, ne pas payer leurs heures supplémentaires. Elles n’ont pas d’intérêt à arrêter ce système », poursuit Jean-Albert Guidou. « Pendant cette année de préparation, on a appris à se connaître. On est devenus une famille, souligne Moussa, entouré de ses trois camarades d’Ekors Intérim qu’il est venu soutenir. Désormais, on lutte ensemble. Jusqu’au bout, pour obtenir l’égalité ! » Le mardi 24 octobre, une semaine seulement après le lancement de la grève, seules trois entreprises n’avaient pas répondu aux revendications des sans-papiers.

Pour les entreprises, des travailleurs irréguliers, intérimaires, c’est la flexibilité incarnée.

Jean-Albert Guidou, CGT

Malgré tout, dans une actualité internationale particulièrement chargée, ce mouvement social d’ampleur n’a que peu attiré l’attention. « Paradoxalement, on n’a pas entendu le gouvernement, car je pense que cela surfe sur leur idée que ceux qui travaillent, on peut les garder sur le territoire », souligne Émeline Zougbédé. Cependant, la CGT comme la CNT ont vivement rappelé leur opposition au projet de loi immigration, qui créera, selon elles, des « travailleurs jetables ». « On sait très bien que les branches qui seront qualifiées “en tension” seront celles demandées par le patronat. Nous refusons l’idée que la régularisation des travailleurs sans papiers se fasse sur leur seule volonté ! » s’insurge Alexia.

Dans un communiqué publié au moment de l’occupation du chantier de l’Arena à Paris, les grévistes sans papiers écrivent, pour contester cette réforme : « La France nous dit : vous n’êtes pas des humains, vous n’êtes que de la main-d’œuvre. » Un sentiment partagé par tous ceux rencontrés sur les différents piquets de grève, et auquel, ensemble, ils ont décidé de mettre fin. Moussa conclut, avant de poser à côté de ses camarades pour immortaliser cette lutte commune : « Nous demandons une chose humaine. La même égalité. Les mêmes droits. »

Tout Politis dans votre boîte email avec nos newsletters !