« Je suis assigné à résidence depuis plus de quinze ans et demi »

Kamel Daoudi a été condamné en 2005, puis assigné à résidence en 2008. Il est le plus ancien condamné dans ce cas en France.

• 15 novembre 2023
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« Je suis assigné à résidence depuis plus de quinze ans et demi »
© Serhat Beyazkaya / Unsplash

Kamel Daoudi a été condamné en 2005 à six ans de prison pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », puis assigné à résidence en 2008, ce qui fait de lui le plus ancien condamné dans ce cas en France. En septembre, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté sa requête qui visait à mettre un terme à cet état de non-droit pour lui et sa famille. 


Honoré qu’un journaliste de Politis ait pensé à moi, j’ai pourtant hésité à raconter une énième fois mon histoire avec le détachement du spécialiste de mon cas. En bavardant au téléphone avec moi, ma femme, ma compagne de fortune et d’infortune, me convainquit qu’il fallait jeter un jour nouveau sur les sentiers battants de notre odyssée.

Trois mots clignotaient dans ma tête pour allumer le fil de ce récit : Politis, carte blanche. Me remémorant la purée de pois de mes cours de latin et de grec d’antan, je me demandais s’il s’agissait du grec πολίτης, le citoyen, le civil, ou du datif et ablatif pluriel de politus polita politum : raffiné d’une grande délicatesse (châtié, en parlant du style), poli, civilisé, raffiné, mais aussi poli dans le sens lisse, qui ne présente aucune aspérité. Me donner à moi une carte blanche, c’est-à-dire « me laisser dicter mes conditions », moi le non-citoyen par excellence nassé dans un no man’s land depuis quinze ans et demi, avec un style mi-chafouin mi-châtié, avait quelque chose de cocasse, de burlesque, de truculent.

Depuis 2008, je pointe plusieurs fois par jour au commissariat de la ville, je suis astreint au périmètre de la commune que l’État m’impose.

Comment résumer ma vie en quelques mots ?

Né en Algérie en 1974, je suis arrivé en France à la faveur du regroupement familial de Giscard. Destin de fils d’immigrés condamné à la réussite pour conjurer le sort. Scolarité dans le Quartier latin puis exil dans la banlieue sud de Paris pour cause de gentrification avant l’heure. Guerre du Golfe, Décennie noire puis crise carabinée d’adolescence et de foi, à retardement. Et me voilà en Afghanistan comme Candide en Westphalie. De retour au pays de Voltaire après quatre mois de fuite en avant, je me retrouve, malgré mes dénégations, mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Empêtré malgré moi dans une histoire qui me dépasse, déchu pendant l’instruction de mon affaire de ma nationalité française acquise par naturalisation, je suis condamné à neuf ans de prison ferme ramenés en appel à six, et placé sous écrou extraditionnel.

Libéré sous menottes, direction la préfecture de police de Paris puis le centre de rétention administrative de Vincennes. Finalement, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) interdit mon expulsion vers mon pays de naissance au vu des risques de traitements cruels, inhumains et dégradants. Me voilà ainsi assigné à résidence et cela fait quinze ans et demi que ça dure.

Sur le même sujet : Violences policières, insalubrité, promiscuité : au CRA de Vincennes, la France inhumaine

Depuis le 24 avril 2008, je pointe plusieurs fois par jour au commissariat de la ville, je suis astreint au périmètre de la commune que l’État m’impose, j’observe un couvre-feu entre 21 heures et 7 heures du matin. En cas de manquement, même minime, je risque jusqu’à trois ans de prison. Depuis 2017, j’ai été déplacé de force à plusieurs centaines de kilomètres de mon domicile familial, où résident ma femme et nos quatre enfants. Mon combat juridique pour lever cette assignation à résidence se conclura par un rejet de ma seconde requête devant la CEDH, le 14 septembre 2023, car je n’aurais pas épuisé toutes les voies de recours interne en France. Depuis plus de quinze ans, ma famille et moi vivons de fait dans un état de non-droit.

Ma famille et moi vivons de fait dans un état de non-droit.

Écrire tout cela paraît pourtant bien dérisoire au vu de l’actualité à Gaza depuis plus d’un mois. Je vois pourtant quelques similitudes, même si comparaison n’est pas raison. Quand un narratif vous a stigmatisé pendant des années, vous avez beau protester, on vous renverra toujours vers le storytelling de celui qui détient la position de pouvoir. Vos rares soutiens risqueront moqueries, insultes et quolibets. L’injustice, quelle qu’en soit l’intensité, en se perpétuant, et le rapport de force outrancièrement déséquilibré plongeront celui qui en est victime dans un désespoir profond mâtiné d’une liberté intérieure impétueuse.

Boris Cyrulnik, dont je suis en train de lire le dernier livre, Le Laboureur et les mangeurs de vent, pose une question. Une question que l’on pourrait appliquer à des faits d’actualité aussi divers que le projet de loi immigration, la situation à Gaza, les enjeux climatiques… Ou ma nanoscopique histoire. Pourquoi certains se conforment au discours ambiant en devenant des« mangeurs de vent », confondant réflexes et réflexion jusqu’à suivre parfois leurs passions les plus scélérates, et pourquoi d’autres réussissent-ils à adopter un esprit critique pour se libérer de toutes les doxas ?

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Carte blanche

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