« Pierre feuille pistolet » : « Une expérience universelle » 

Le cinéaste polonais Maciek Hamela a filmé dans sa voiture les Ukrainiens qu’il évacuait au début de la guerre. Un film inouï sur le sentiment d’arrachement et la souffrance de celles et ceux qui deviennent des réfugié·es. 

Christophe Kantcheff  • 7 novembre 2023 abonné·es
« Pierre feuille pistolet » : « Une expérience universelle » 
La caméra capte les visages, les silences et ce qui se dit.
© New Story

Pierre feuille pistolet / Maciek Hamela / 1 h 24.

Découvert à Cannes grâce à l’Acid, Pierre feuille pistolet ne cesse depuis d’être distingué dans les festivals, en France comme à l’étranger (lire notre critique du film présenté à Cannes sous son titre international, In the Rearview). Et pour cause : le documentaire de Maciek Hamela est extraordinaire. Au déclenchement de l’agression de l’Ukraine par la Russie, le réalisateur polonais a participé à l’évacuation des Ukrainiens avec son van. Dans l’habitacle de sa voiture, ce sont des hommes et surtout des femmes et des enfants qui se métamorphosent en réfugiés meurtris, affligés, parfois malades, traumatisés. À bord, il y a aussi une caméra qui capte les visages, les silences et ce qui se dit. C’est absolument inouï. Comment ce film a-t-il été possible ? Des réponses avec Maciek Hamela.

Comment êtes-vous devenu bénévole dans l’opération d’évacuation des habitants de l’Ukraine bombardée ?

Maciek Hamala : J’ai fait partie de dizaines de milliers de personnes qui se sont engagées dans l’aide humanitaire du côté polonais. Le nombre était équivalent du côté ukrainien. Ce fut une mobilisation de masse des deux côtés, qui a créé beaucoup de liens, alors que l’Ukraine et la Pologne ont un passé très difficile. C’était extraordinaire d’y participer. J’ai acheté mon premier van le troisième jour de la guerre. Et je suis allé à la frontière pour récupérer des gens, qui étaient là dans des conditions très dures parce qu’il faisait très froid. Quand je suis arrivé il y avait déjà une file impressionnante de voitures, venant des grandes villes de Pologne. Mon geste n’était donc pas du tout isolé. Seulement, comme je ne suis pas un salarié permanent, j’avais davantage de temps que d’autres qui ne pouvaient venir que le week-end. J’ai aussi ce privilège de connaître la langue ukrainienne.

Était-ce pour vous la première fois que vous vous impliquiez de cette manière ?

Oui. J’ai fait des films engagés, tournés en Russie notamment. Donc l’engagement chez moi ne vient pas de nulle part. J’ai participé à la révolution à Maïdan en 2014. C’est alors que j’ai appris l’ukrainien. Et j’ai rencontré beaucoup d’Ukrainiens. Ce qui fait qu’en 2022, ayant des amis là-bas, je me suis senti une responsabilité particulière. Mais je pense qu’il s’est passé quelque chose dans toute la société polonaise. Celle-ci est extrêmement divisée, clivée. Soudain, ces divisions ont disparu.

Sur le même sujet : « In the Rearview », de Maciek Hamela (Acid) ; « Anatomie d’une chute », de Justine Triet (Compétition)

Comment s’est imposée l’idée de faire un film avec les personnes que vous transportiez ?

Au moment où la guerre a éclaté, je tournais un film sur le mur que l’État polonais construit sur la frontière bélarusse. J’ai interrompu mon tournage, j’ai aussi refusé des propositions journalistiques. Une fois que j’ai commencé à effectuer des évacuations, j’ai compris que je les ferais jusqu’à ce qu’elles ne soient plus nécessaires. Les deux premières semaines, il n’était pas question de filmer. Puis, vers mi-mars, j’ai eu un coup de fatigue important. Et il était clair que cette guerre durerait longtemps étant donné la forte ténacité des Ukrainiens. Il fallait penser à plus long terme. J’ai donc fait appel à un ami, Wawrzyniec Skoczylas, chef opérateur mais aussi très bon conducteur, pour qu’il vienne m’aider à conduire la nuit. Et nous avons aussi décidé d’essayer de filmer. Nous n’avions pas d’idée véritable en tête. Tout ce que je savais, c’est que si je redevenais aussi cinéaste, c’était pour faire un film subordonné aux évacuations. Le film ne devait en rien constituer un obstacle ni même les ralentir. Il devait donc se dérouler dans la voiture.

Le film ne devait en rien constituer un obstacle ni même les ralentir. Il devait donc se dérouler dans la voiture.

Les personnes transportées sont sous le coup de traumatismes. Cela pose des questions éthiques et pratiques (sur ce point, on pense à Ten, d’Abbas Kiarostami, qui se déroule exclusivement dans une voiture). Comment les filmer ?

Ces questions sont entremêlées. Ten est un de mes films préférés de Kiarostami. C’est un film bouleversant sur la situation des femmes dans l’Iran islamique. Et c’est le film qui m’a persuadé que tourner uniquement dans une voiture était possible. Ce n’était pas évident, d’autant que je ne voulais pas être un des personnages du film. Donc, si on enlève le conducteur, qui est de tous les voyages, on se retrouve avec beaucoup de personnages et un risque qu’à la fin de la projection le spectateur ne se souvienne de personne.

Avec Wawrzyniec, je me suis rendu compte que la caméra ne pouvait être fixe. Je ne voulais pas non plus transformer la voiture en piège pour les passagers, en studio sur quatre roues. J’ai donc opté pour une seule caméra, toujours tenue par Wawrzyniec, ce qui permettait à tout moment aux passagers de dire stop. Ce qui est très différent de Ten, tourné avec deux caméras fixes sur le pare-brise, qui est par ailleurs une fiction et donc ne posait pas les mêmes questions éthiques.

J’avertissais toujours par téléphone les gens que je venais prendre que quelqu’un filmerait. J’expliquais pendant le voyage ce que nous faisions. Et c’est seulement à l’arrivée que je leur demandais leur accord. Parce qu’alors ils n’avaient plus la pression de craindre de ne pas être transportés s’ils ne signaient pas. Ils étaient plus libres. Tout le monde a accepté, hormis une personne. La caméra a encouragé ces gens à partager leur histoire. Ceux venant de territoires occupés étaient exposés à tellement de propagande russe qu’ils tenaient à rétablir la vérité sur ce qu’ils avaient subi et vu. Ils n’avaient aucune certitude sur ce que le monde extérieur croyait. Si bien qu’ils me disaient de montrer leur témoignage dans le monde entier.

Les aviez-vous avertis de la destination de ce que vous tourniez ?

Je leur avais dit que ce n’était pas pour la télévision ukrainienne. Qu’il s’agissait d’un film qui serait vu par un public polonais, donc étranger. Même si je parle leur langue, ils me considéraient moi-même comme un étranger. Je ne leur posais pas de questions à la manière d’un journaliste. Leur parole est née du silence. Je voulais que leur parole soit spontanée. D’autres facteurs expliquent que la caméra leur était un objet familier : cette guerre étant extrêmement médiatisée, les reporters d’images affluent dès qu’une bombe tombe dans une ville de plus de 100 000 habitants. Par ailleurs, l’aide humanitaire au début du conflit n’était pas étatique mais acheminée par de petites organisations ou par des individus. À défaut de structures de contrôle, la seule façon de prouver que l’aide était arrivée à bon port, c’était de faire des vidéos et des photos. Les Ukrainiens ont très vite compris que le but n’était pas de les diffuser sur YouTube, mais de rendre compte.

Leurs histoires sont terribles, mais ils les racontent de manière très sèche, très distanciée.

Tortures, viols, disparitions de civils : la liste est longue des crimes de guerre dont les passagers ont été les victimes ou les témoins. Leurs récits sont glaçants…

On voit à quel point la guerre transforme rapidement leurs perspectives. Leurs histoires sont terribles, mais ils les racontent de manière très sèche, très distanciée. C’est une façon de contenir leurs émotions. Comme Anna, la femme avec le chat, qui raconte l’histoire de son père et de sa mère dans l’incendie de sa maison. Elle raconte ce drame comme si elle parlait des courses qu’elle aurait faites la veille. Cependant, les deux autres passagères, deux sœurs venant elles aussi d’une zone occupée par les Russes mais qui n’a pas été aussi touchée par la violence, se taisent et se mettent à pleurer.

Ces scènes de séparation, de déchirement se déroulent là où des personnes fuient la guerre, sont déplacées, évacuées. Il y a là quelque chose d’universel.

Absolument. On vit dans un monde qui n’a jamais compté autant de réfugiés issus de guerres sur tous les continents. La guerre en Ukraine est la plus médiatisée. En outre, les Ukrainiens nous ressemblent, à nous Européens. Nous sommes proches de leur vécu. Mais je n’ai pas mis de référence au temps ni au lieu à dessein. Parce que c’est un film sur une expérience universelle. Il témoigne du moment où l’on prend conscience qu’on devient un réfugié.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes