Roubaix : la bataille de l’Alma

Dans la ville du Nord, les habitants de l’Alma-Gare continuent de se soulever contre la démolition de leur quartier populaire. Où, il y a cinquante ans, une lutte similaire avait déjà eu lieu.

Hugo Boursier  • 28 novembre 2023 abonné·es
Roubaix : la bataille de l’Alma
© Hugo Boursier

Les pelleteuses creusent plus vite à l’abri des regards. Après plus d’un an de contestation contre un projet de rénovation urbaine qui vise à détruire 486 logements et à en réhabiliter 390, les habitants du quartier populaire de l’Alma-Gare, à Roubaix, peinent à y croire. Un mur de 2,50 mètres de haut a été érigé, mardi 21 novembre, autour des bâtiments promis à la démolition. Le tout pour maintenir le chantier sur les rails et empêcher certains jeunes d’interpeller les ouvriers, comme cela avait été constaté, début novembre. « Il faut les comprendre », avance d’emblée un commerçant de la rue de l’Alma, habitué à défendre un quartier toujours pointé du doigt pour sa délinquance. « La mairie ne les écoute pas. Elle ne veut pas entendre ce que les habitants ont à dire. »

Un mur de 2,50 mètres de haut a été érigé, mardi 21 novembre, autour des bâtiments promis à la démolition. (Photos : Hugo Boursier.)

Depuis cette date, la tension ne cesse de monter dans le quartier le plus défavorisé de cette ville des Hauts-de-France. Après les premiers incidents, la préfecture a pris un arrêté lui permettant de surveiller la zone à l’aide de deux drones. « Il y a aussi des camions de CRS partout. Ils circulent dans le quartier juste pour faire peur », décrit un jeune qui part au lycée. Mais les habitants n’ont pas dit leur dernier mot. Trois jours seulement après l’apparition du mur, le vendredi 24 novembre, des tags rouges de révolte ont été peints sur l’épaisse barricade grisâtre. « Alma vivra ! », « On est ensemble », « Delbar, écoute le PEUPLE ! », du nom du maire, Guillaume Delbar (1), déterminé à aller jusqu’au bout de cet onéreux projet évalué à 133 millions d’euros.

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En fonction depuis 2014, Guillaume Delbar a été condamné à six mois de prison avec sursis, 3 000 euros d’amende et une peine d’inéligibilité de deux ans pour fraude fiscale. Son procès en appel doit avoir lieu début 2024.

Élaborée à partir de 2015, initiée en 2017 puis suspendue par la crise sanitaire, la transformation de ce quartier souhaitée par la ville et la Métropole européenne de Lille (MEL) charrie de vives critiques de la part des habitants eux-mêmes. Ils dénoncent depuis 2021 une absence totale de concertation. Et un projet qui vise à les remplacer par une population plus aisée. Depuis plusieurs années, des familles quittent le quartier ou attendent d’être relogées. « On ne sait pas où on va atterrir ! Nous, ce qu’on veut, c’est que nos logements soient rénovés. Pas qu’ils soient rasés ! », explique Aminata*, qui a grandi ici. Un collectif anti-démolition s’est officiellement constitué en juin 2022. Il est mené par un éducateur sportif du cru, Florian Vertriest.

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Les prénoms ont été changés.

Florian Vertriest, éducateur sportif, à la tête du collectif anti-démolition. « Dans notre contre-projet, on mise sur l’éducation, l’art et la culture. » (Photo : Hugo Boursier.)
« Depuis dix-huit mois, le collectif n’arrête pas de proposer des choses pour améliorer la vie des gens. L’an dernier, plus de 150 personnes venaient aux réunions. » Éric Mouveaux, ancien éducateur spécialisé, membre du collectif.

« Son émergence est fulgurante », note le sociologue Julien Talpin, qui suit l’aventure roubaisienne depuis ses débuts. 29 ans, pas de carte dans un parti, pas d’adhésion dans un syndicat, pas de lutte mythique à son compteur. Quand Florian Vertriest entre dans la bataille, en 2022, il ne connaît rien au nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU). Aujourd’hui, il cite les diminutifs de n’importe quelle sous-direction de l’administration autant de fois qu’il tend la main pour saluer un gars du coin.

Nous, ce qu’on veut, c’est que nos logements soient rénovés. Pas qu’ils soient rasés ! 

Aminata

« Ça représente des heures de travail. Mais c’était nécessaire. Quand on mène une lutte, il faut en maîtriser tous ses aspects », analyse-t-il, en fin stratège. « Dans notre contre-projet, on mise sur l’éducation, l’art et la culture. Regarde l’école Elsa-Triolet, c’est l’établissement qui a le pire indice social de la région. Dans leur rénovation, ils n’en parlent pas ! », peste-t-il. Mais pour certains habitants la perspective d’avoir un logement moins détérioré est attirante. Antoine* en témoigne : seule la moitié de ses radiateurs fonctionne, alors lui aussi attend une maison ailleurs. « Il faut leur expliquer pourquoi il faut se mobiliser. Les coupables, ce sont la ville et le bailleur, pas le bâtiment », explique Florian.

« Heureusement qu’il est là, lui », sourit Éric Mouveaux. L’ancien éducateur spécialisé l’a rejoint ce matin pour coller des affiches sur le mur. « Depuis dix-huit mois, le collectif n’arrête pas de proposer des choses pour améliorer la vie des gens. L’an dernier, plus de 150 personnes venaient aux réunions », explique celui qui est arrivé là en 1985, alors attiré avec sa femme par « l’histoire unique de ce lieu ».

Voyage initiatique

Il y a cinquante ans, une lutte un peu similaire a déjà eu lieu au même endroit. Le Roubaix d’alors se cogne la tête contre le déclin de l’industrie textile. Le chômage grimpe en flèche. À l’Alma-Gare, les ouvriers vivent dans des conditions insalubres, malgré des courées qui leur permettent d’avoir des espaces ouverts et partagés. Mais, pour la ville, il est temps de raser ce qu’elle qualifie à l’époque de bidonville. Sur place, des résidents refusent d’être relogés ailleurs. Ils commencent à s’organiser. Et rêvent d’utopie : un quartier pour eux, construit par eux. En 1974, ils créent un atelier populaire d’urbanisme (APU). Les réunions hebdomadaires accueillent des architectes de toute l’Europe. Un plan se dessine : maintenir la population existante, préserver l’esprit des courées et construire de grands logements confortables pour les familles ouvrières. Les années de lutte auront raison de la mairie. En 1977, l’édile lâche et construit l’Alma-Gare selon les plans de l’APU.

Cinq décennies plus tard, le collectif anti-démolition souhaite élever le quartier au rang de patrimoine historique. Un tel statut suspendrait le projet immobilier en cours. La Drac étudie le dossier. La ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, doit donner son avis dans les prochains mois. Mais son voisin de l’Intérieur, l’ancien maire de Tourcoing, Gérald Darmanin, laissera-t-il cette révolte populaire obtenir gain de cause ? Dans ces passes d’armes administratives, la préfecture a envoyé la semaine dernière un courrier énigmatique à la MEL, consulté par Politis. Le préfet y déplore un « retard structurel » qui oblige à « la redéfinition d’une partie des programmes de rénovation urbaine » sans que le quartier de l’Alma-Gare soit nommé. Contactée, la préfecture n’a pas répondu à nos sollicitations.

C’est sûr, personne ne lâchera ici.

Younès

Entretemps, la médiatisation s’intensifie. Une pétition a été lancée fin septembre, suivie d’une tribune dans Le Monde signée par des architectes reconnus, comme Patrick Bouchain (Grand Prix de l’urbanisme 2019), ou Jean-Philippe Vassal (prix Pritzker 2021). Côté politique, le député insoumis David Guiraud, suit le dossier depuis son élection en 2022. Il se fait le relais de cette lutte populaire à l’Assemblée nationale, comme son collègue François Piquemal le fait pour la rénovation du quartier populaire du Mirail, à Toulouse.

La lutte en héritage

À l’Alma-Gare, l’histoire est-elle en train de se répéter ? Pas tout à fait. L’époque a changé. Si le rêve autogestionnaire a été touché du doigt dans les années 1970, le tournant néolibéral de 1983 a laissé des traces. « Les années 1980, c’est la grande dislocation. La mairie et le bailleur ont concentré les populations précaires à l’Alma, sans faire les réparations nécessaires sur les équipements. On n’a pas su résister », se remémore Christian Carlier, artisan de la lutte de l’époque et aujourd’hui conseiller municipal de l’opposition pour EELV. Sa femme, Marie-Paule, siège au conseil citoyen et au comité de quartier. Ils forment l’histoire de cette utopie contrariée. Et à l’héritage parfois disputé.

Place de la Grand’Mère, à côté de l’école Elsa-Triolet. (Photos : Hugo Boursier.)

Entre certains militants historiques et le collectif anti-démolition, l’union n’est pas toujours au rendez-vous. La discussion bute sur l’écart d’âge, la légitimité, la reprise de l’histoire du quartier. Dans le mille-feuille de l’Alma-Gare se joue aussi l’évolution des parcours militants, des soixante-huitards jusqu’aux jeunes générations. Avec ses rumeurs, ses incompréhensions. Mais la cause, elle, est commune : empêcher la gentrification du lieu et garder les murs autant que faire se peut. Malgré la mairie qui durcit le ton.

La veille, au conseil municipal, Christian Carlier est resté bouche bée : l’adjoint du maire au quartier nord, par ailleurs responsable de la démocratie participative à Roubaix, qualifie les jeunes de l’Alma de « voyous qui ne veulent pas de changements ». La révolte en cours est aussi une lutte de mots dans laquelle les habitants continuent de voir leur parole bafouée. Et empêchée. Le soir, Younès*, jeune livreur Amazon dont la famille a grandi dans les anciennes courées, revient près du mur. Il voit que les tags ont été recouverts. Fraîchement repeints. « C’est ça, la démocratie ? interroge-t-il. C’est sûr, personne ne lâchera ici ».



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