D’un frère à l’autre

Une sociologue et l’un des fils d’une famille congolaise immigrée à Villiers-le-Bel s’interrogent sur les différents parcours au sein d’une fratrie vivant dans un quartier défavorisé. Un grand livre de sociologie.

Olivier Doubre  • 28 février 2024 abonné·es
D’un frère à l’autre
© AFP / Adrien Nowak / Hans Lucas

Petit Frère. Comprendre les destinées familiales, Isabelle Coutant et Yvon Atonga / Seuil, « La couleur des idées », 240 pages, 19,50 euros.

« Comment comprendre qu’avec des conditions de départ similaires les destins sociaux puissent être très différents ? » C’est toute l’interrogation de cette enquête sociologique qui suit les destins de deux frères. Écrits respectivement par la sociologue Isabelle Coutant, directrice de recherche au CNRS (EHESS), et le « grand frère » Yvon Atonga, ancien habitant d’une cité de Villiers-le-Bel, les chapitres content et analysent l’histoire d’une famille originaire du Congo-Brazzaville, débarquée à partir de 1977 en France.

Le père, chauffeur de ministre au Congo, a obtenu à Paris un même emploi à l’ambassade de son pays. Yvon écrit : « À Brazzaville, mon père voit les ministres envoyer leurs enfants en Europe, il se dit : ‘Ça veut dire que l’Europe, ça doit être bien.’ » Il finit par s’envoler pour la capitale française en mai 1977. Ses premiers enfants arrivent en octobre. Sa seconde épouse est enceinte de Wilfried, mais il l’ignore encore. Yvon arrive avec la première épouse, sa mère ; il n’a que quelques mois. Finalement, la famille emménage à Villiers-le-Bel, dans le quartier du Puits-la-Marlière, s’entassant dans un trois-pièces exigu.

Les deux femmes et la fratrie partagent d’abord l’appartement, non sans tensions. Wilfried naît bientôt, puis d’autres petits. Le choc est important pour ceux qui ont connu la vie au Congo : d’une très bonne situation avec un vaste logement là-bas, ils connaissent « un déclassement extrêmement brutal » à Villiers-le-Bel, l’une des communes les plus pauvres de France. Venu la chercher après son travail, l’un des enfants pleure en voyant sa mère, jadis enseignante au Congo, sortir d’un hôtel en tenue de femme de ménage.

La vie s’organise peu à peu, la seconde famille allant vivre dans une cité voisine – les bandes de jeunes de chacune d’entre elles se battant fréquemment les unes contre les autres. Yvon : « On grandit dans cette solidarité, en fait je pense que tout ce qu’on a, c’est ça. Tout ce qu’on a, c’est notre quartier, c’est le mur, c’est le hall. On n’a rien d’autre en fait. »

« L’attirance de la rue »

Wilfried et Yvon, quasi-jumeaux par leur âge, fréquentent les écoles du même quartier. Yvon s’accroche, obtient le bac ; Wilfried n’y arrive pas et décroche peu à peu, subissant « l’attirance de la rue », de « l’argent facile ». Les copains en bas des immeubles, les trafics et les bandes l’enferment bientôt. Pour Yvon, il s’en est fallu d’un cheveu. Quand Wilfried est « orienté » vers l’enseignement professionnel, Yvon est envoyé, lui, à 15 ans, par sa mère au Congo, où il voit la misère des rues de Brazzaville.

Jusqu’où les sciences sociales peuvent-elles rendre compte du psychisme individuel et notamment de ce qui fait souffrance ?

I. Coutant

Il comprend « la chance d’être en Europe » et l’espoir qu’avait son père d’offrir un autre avenir à ses enfants. « Là, j’ai eu un déclic, et quand je suis rentré, je n’avais plus du tout la même vision des choses. À partir de là, j’ai décidé de me concentrer sur mes études tout en gardant mes amis dans le quartier, mais avec une vision extérieure. J’ai eu cet avantage. Ce voyage, je pense que c’est un tournant dans ma vie. »

Yvon entre en section générale au lycée – comme presque aucun de ses copains – puis poursuit ses études jusqu’à bac + 2, avant de signer un CDI à la SNCF. Wilfried, lui, respecté dans le quartier, flambeur et boxeur, achète voitures et motos et passe par la prison, avant de devenir animateur. Mais un conflit « d’honneur » avec une connaissance de la commune conduit celle-ci à lui tirer dessus. Il meurt.

Entremêlement des récits

La sociologue Isabelle Coutant analyse ainsi ces deux destinées : « Jusqu’où les sciences sociales peuvent-elles rendre compte du psychisme individuel et notamment de ce qui fait souffrance ? » Avec les travaux de Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad ou Francine Muel-Dreyfus, elle s’emploie à transmettre à Yvon la notion d’habitus, ou « histoire sociale incorporée », là où « l’individu ne peut être pensé indépendamment de ses appartenances ».

Par cette « recherche collaborative », « participative », et cette « expérience de coécriture », il s’est agi de « travailler “avec” et pas seulement “sur” » : « C’est Yvon qui a souhaité que nous écrivions ensemble un livre qui soit nourri de son récit et de mon analyse sociologique ». Dans un « entremêlement des récits ». L’ouvrage est ainsi un superbe travail de sociologie, au cœur d’un terrain social et sensible fouillé, mettant en lumière les trajectoires divergentes de deux frères immigrés de la banlieue parisienne. Pourtant si proches au départ.


Les autres parutions de la semaine

Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, Fabrice Riceputi, Le Passager clandestin, 144 pages, 17 euros.

Si le jeune député poujadiste Jean-Marie Le Pen, engagé volontaire en 1956, s’en était lui-même vanté en rentrant d’Algérie, avant de le nier farouchement ensuite, on savait bien qu’il avait torturé pendant la bataille d’Alger. L’historien Fabrice Riceputi effectue aujourd’hui ce travail précieux consistant à rassembler tout le dossier historique (jusqu’ici dispersé) sur la question, avec force archives et rapports de police, récits de victimes et de témoins, reconstituant une chronologie rigoureuse du séjour algérien du lieutenant parachutiste Le Pen. Remettant en lumière les racines colonialistes d’un parti d’extrême droite supposé aux portes du pouvoir. Un livre qui fait déjà date.

Légataires sans héritage. Pensées pour un autre monde, Suzanne Citron, introduction par Letizia Goretti, préface de Laurence De Cock, L’Atelier, 248 pages, 18 euros.

Voici un trésor inédit, oublié dans quelque tiroir et au sein des archives de Suzanne Citron, disparue en 2018, versées à la bibliothèque de l’Arsenal (Bibliothèque nationale de France). Écrit en 1978, refusé alors par plusieurs éditeurs, redécouvert tout récemment, ce manuscrit est un texte hautement politique, interrogeant les systèmes politiques et culturels actuels. Non sans espérer contribuer à mettre fin aux dispositifs d’oppression et d’organisation du monde reposant sur « un modèle civilisationnel arrogant, bourgeois, nationaliste, voire xénophobe, qui empêche toute émancipation sociale ». D’une étonnante actualité et clairvoyance, la réflexion de la grande historienne que fut Suzanne Citron est aussi une vive interpellation de la gauche occidentale, trop ethnocentrée à ses yeux, et qui, comme le souligne Laurence De Cock dans sa remarquable préface, se fait « complice d’un modèle de civilisation qui ne cherche ni la rencontre culturelle ni l’élévation sociale de masse ». Et Suzanne Citron de souligner combien, à ses yeux, « le principal outil de redressement civilisationnel est l’école », tout en dénonçant les « savoirs scolaires » qui promeuvent encore « un profond mépris de classe ». Aussi, au-delà de l’école, il s’agit surtout de « plaider pour une décentralisation autogestionnaire qui multiplierait les espaces d’expérimentation politique et de désobéissance civile ». Un grand livre, heureusement exhumé.

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes