« À Rafah, les vivants envient les morts »

Imane Maarifi, infirmière en réanimation, a intégré le collectif de soignants Les Blouses blanches pour Gaza. Elle raconte l’horreur.

Imane Maarifi  • 2 avril 2024
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« À Rafah, les vivants envient les morts »
Un enfant palestinien, à l'hôpital al-Najjar de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 1er avril 2024, après un bombardement israélien.
© SAID KHATIB / AFP

Imane Maarifi, infirmière en réanimation, a intégré le collectif de soignants Les Blouses blanches pour Gaza. Quelques semaines plus tard, un médecin de l’ONG PalMed lui donne un ordre de mission : Gaza en temps de guerre.


Le 21 janvier, j’embarque pour Le Caire, laissant derrière moi famille et amis. J’ai rédigé un testament chez le notaire. C’est dans son bureau que l’option de ma mort s’est matérialisée. Je suis accompagnée de chirurgiens et de médecins. Je ne les connais pas mais une chose nous lie : chaque soir, peut-être que nos familles nous pleureront ensemble. Nous entrons par Rafah, nos premiers pas en Palestine sont pleins d’émotions. Nous sommes bouleversés par la traversée de ces camps de fortune, ghettoïsés, sales, humides, mais surtout par les regards des civils palestiniens : tristes, vides, hagards. Et endeuillés.

À ce moment-là, c’est le génocide qui s’est matérialisé sous mes yeux.

Je découvre d’abord les tentes en plastique aux abords de l’European Gaza Hospital. Les enfants comprennent que nous sommes des étrangers venus prêter main-forte aux héros de cette folie : les soignants gazaouis. Ils nous serrent la main, tapent dedans avec de larges sourires. Ils sont heureux. Nous le sommes aussi ! Presque par magie, ma peur s’éteint. L’hôpital avait l’air beau avant. Avant qu’il ne devienne un espace où la mort et la survie cohabitent. Qui n’est pas endeuillé à Gaza ? Au minimum, les gens ont perdu leur toit. Ceux qui restent là malgré tout vivent dans l’angoisse constante d’y être bombardés. Au pire, ils ont perdu toute leur famille.

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Nous rencontrons le directeur de l’hôpital et je découvre cette fameuse hospitalité palestinienne. Au moment où il prend la parole, des bombardements : « Ne vous inquiétez pas, c’est loin. Tant que c’est à 800 mètres, voire à 1 kilomètre, tout va bien, vous allez vous y faire. » Je ne m’y ferai jamais. Quinze jours qui vont me sembler une éternité. On me présente l’équipe, la première chose qui me frappe, ce sont leurs sourires. Je comprendrai plus tard qu’ils veulent absolument que je me sente bien parmi eux.

Nous commençons le tour des patients. Lahna, 2 ans, paraplégique à la suite du bombardement de sa maison et seule rescapée de sa famille. Elle a le visage totalement œdématié, bleui, elle est intubée, perfusée. Elle n’est pas en réanimation pédiatrique : pourquoi est-elle là ? On me répond : « C’est la guerre, on ne cherche plus le service, on cherche juste de la place. » À ce moment-là, c’est le génocide qui s’est matérialisé sous mes yeux. Nous visitons les autres patients, chaque cas est déchirant. Il manque d’anesthésiants, tous les patients sont réveillés sur leur tube de respiration, les traits tirés, tentant une supplication par le regard. Je la perçois, mais je ne peux y répondre.

Notre quotidien a été rythmé par l’horreur, le sang, les visages déchiquetés, les corps aux membres manquants…

Les habitants de l’hôpital ont une chance vitale : ils sont à l’intérieur. Dehors, il pleut souvent, il fait froid, surtout la nuit. C’est le seul avantage, car ils dorment au sol, dans le vacarme de l’hôpital, les enfants spectateurs des blessés et des morts. Aux urgences, je suis confrontée à l’ampleur des dégâts causés par les bombardements. Des civils y vivent, des patients attendent, d’autres supplient qu’on les ausculte. On ne sait plus qui est qui et cette fourmilière me donne le vertige.

Notre quotidien a été rythmé par l’horreur, le sang, les visages déchiquetés, les corps aux membres manquants, les cris, la souffrance, la douleur, la peur puis la mort. Aucun mot n’est assez fort pour décrire ce que j’ai vécu durant ces deux semaines. Je ne retiens que l’horreur d’avoir laissé ces enfants mourir, agoniser, n’ayant parfois reçu qu’une seule balle, dans la tête ou le thorax. Ils savent où viser. C’est simple : soit ils meurent en souffrant, soit ils souffrent longuement, plusieurs jours parfois, puis meurent. Le saviez-vous ? Les vivants envient les morts.

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Je garderai à jamais le goût amer de savoir faire, de vouloir faire mais de ne pas pouvoir faire. Ces plaies infectées, je sais parfaitement quelles interfaces il faut utiliser, mais elles sont à Rafah, bloquées dans les milliers de camions d’aide humanitaire. J’ai vécu dans une chambre de garde avec Aseel, Nadia, Najlaa, Souhad et Hella. Chaque soir, jusqu’à tard, nous recueillons les émotions les unes des autres. L’une d’elles me dira : «Merci d’avoir été notre bulle d’oxygène. » Je comprends alors que mes compétences techniques n’étaient pas nécessaires, ce sont mes « hugs », mes gestes francs et mes rires bruyants qui l’ont été.

Gaza agonise et il est déjà trop tard.

L’urgence d’un cessez-le-feu est criante. Chaque jour, de nouvelles vies sont brisées et endeuillées. La communauté internationale doit œuvrer pour une paix juste et durable. Je souhaite rendre hommage à la dignité, à la force et à la grandeur d’âme du peuple palestinien. Gaza agonise et il est déjà trop tard. Demain, nous rendrons des comptes. Free Palestine !

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