« Bushman », la violence de l’État

Sorti dans une version restaurée après avoir disparu pendant plus de cinquante ans des réseaux de distribution, Bushman, de David Schickele, retrace les errances d’un étudiant nigérian dans le San Francisco de 1968.

Pauline Guedj  • 23 avril 2024 abonné·es
« Bushman », la violence de l’État
Le personnage principal, Gabriel, est immédiatement décrit comme un voyageur qui porte sur sa société d’accueil un regard amer.
© Malavida

Bushman / David Schickele / 1 h 15.

Bushman, de David Schickele, s’ouvre par la marche d’un jeune homme dans une partie désolée de San Francisco. Il est pieds nus et a placé ses tennis sur sa tête. Il longe un terrain vague jusqu’à être récupéré par un homme à moto. Lorsque le motard lui propose de se loger dans sa remorque, une conversation s’impose. Le jeune homme révèle son identité nigériane et le chauffeur lui demande de parler « en africain » : « Un voyageur est comme un fantôme, lui répond-il. Il continue d’avancer pour arriver dans un pays où personne ne le connaît. »

Chemin faisant, les personnages s’approchent du centre-ville. Quant au contexte politique, il a été évoqué au générique : « 1968, Martin Luther King, Robert Kennedy, Bobby Hutton sont décédés récemment. Au Nigeria, la guerre civile entre dans sa deuxième année, sans espoir d’accord en vue. » Dès cette ouverture, les partis pris de Bushman, mais aussi son hypnotique beauté, se dévoilent. Il sera question de la solitude de son personnage principal, Gabriel, immédiatement décrit comme un voyageur qui porte sur sa société d’accueil un regard amer – « vous venez en Afrique pour nous apprendre la civilisation », explique-t-il – et dont les remarques vont décrire les particularités de la ville qu’on approche.

L’image, signée David Myers, magnifiquement restaurée dans cette nouvelle copie qui permet au film d’être vu après avoir disparu pendant plus de cinquante ans des réseaux de diffusion, et la bande-son, faite d’abord de cloches et de tambours nigérians, expriment parfaitement les troubles du personnage. Progressivement, les percussions sont dominées par quelques notes de piano assénées, créant une confusion de genres souvent dissonante et parfois harmonieuse. Entre Afrique et Amérique. Comment donner du sens à ce voyage ? Comment communiquer d’un côté à l’autre de l’océan ?

Pendant près d’une heure, le film détaille toute une série d’incompréhensions, qui oppose le personnage à ses interlocuteurs.

Pendant près d’une heure, le film détaille toute une série d’incompréhensions, qui oppose le personnage à presque tous ses interlocuteurs, qu’ils soient étudiants en sociologie, membres de la gauche américaine ou simples passants croisés dans la rue. Lorsque Gabriel cherche du travail, il se retrouve accueilli par un homme blanc en quête de nouvelles sensations, déterminées par le fantasme exotique d’un amant africain.

Déportation

Lorsqu’il échange avec sa petite amie, celle-ci lui reproche de ne pas être un vrai Noir et lui enseigne l’accent, les intonations du parler africain-­américain. Enfin, lorsque Gabriel rencontre des militants du Black Panther Party, il peine à leur expliquer que la guerre qui divise son pays n’est pas uniquement causée par des rivalités tribales. À l’heure où le panafricanisme bat son plein, les activistes doivent s’ouvrir l’esprit pour communiquer au-delà des préjugés.

Bushman, tourné en 1971, deuxième long-métrage de David Schickele, fait suite à un documentaire dans lequel le réalisateur racontait son expérience au sein des Peace Corps au Nigeria. Dans ce premier film (Give Me a Riddle, 1966), on apercevait déjà Gabriel, sous son vrai nom de Paul Okpokam. Lorsque la guerre explose au Nigeria, Okpokam rejoint les États-Unis et retrouve Schickele. Voulant réaliser un film en miroir, Schickele décide alors de le filmer, le rebaptisant Gabriel et fictionnalisant largement son vécu. Difficile donc de savoir ce qui appartient à l’expérience du personnage et ce qui relève de la vie de l’acteur. Difficile, si l’on oublie toutefois le dernier quart d’heure.

En effet, dans sa dernière partie, le film est interrompu par une allocution face caméra. Le tournage, explique-t-on, n’a pas pu être mené à terme parce que Paul Okpokam a été emprisonné et déporté au Nigeria. Les tout derniers instants du film consistent donc en une série de photos qui documentent la déportation. Malgré les quelques sourires qu’on y discerne, leur impact est glaçant. Avec force, elles rappellent comment, au-delà des altercations et des troubles de l’identité exprimés plus tôt, la vraie incompréhension, la violence terrassante vient de l’État et du traitement qu’il réserve aux minorités et aux exilés.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes