« No Fear of the Dark », des ténèbres à la lumière

Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa propose une analyse singulière du heavy metal comme musique existentielle. 

Christophe Kantcheff  • 24 avril 2024 abonné·es
« No Fear of the Dark », des ténèbres à la lumière
Iron Maiden à San José, au Costa Rica, le 26 février 2008.
© YURI CORTEZ / AFP

No Fear of the Dark, Une sociologie du heavy metal / Harmut Rosa, traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb / La Découverte, 204 pages, 20 euros. En librairie le 2 mai.

Imaginez. Adolescent, vous avez été amateur d’une musique qui n’a pas toujours bonne presse – c’est le moins qu’on puisse dire : le hard rock, dont est issu le heavy metal vers la fin des années 1970. Autrement dit Led Zeppelin, Black Sabbath, Aerosmith, rejoints par Iron Maiden, Judas Priest, Motörhead et Metallica. En prenant de l’âge, votre amour pour cette musique ne s’est pas éteint, mais il est apparu de plus en plus incongru d’avouer votre inclination pour elle, et encore davantage de tenter de la faire partager. Affaire de « distinction », dirait Bourdieu. La plupart du temps, vous l’écoutez seul, au casque, non pas honteusement, mais sans en faire l’article.

Mais voilà que paraît aujourd’hui un livre qui vient redistribuer les cartes. Un essai aussi singulier qu’étonnant : No Fear of the Dark, avec pour sous-titre « une sociologie du heavy metal », signé par un auteur académiquement établi, professeur à l’université Friedrich-Schiller de Iéna, en Allemagne, et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt : Hartmut Rosa.

Celui-ci n’est pas le premier universitaire à écrire sur le sujet. On peut citer l’ouvrage du sociologue français Fabien Hein, qui a publié en 2004 Hard rock, heavy metal, metal. Histoire, cultures et pratiquants (éditions Mélanie Seteun). Mais Hartmut Rosa est un intellectuel internationalement connu et reconnu. Plusieurs de ses livres sont traduits en français, dont les deux parmi les plus importants où il expose sa vision du monde. D’une part Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte, 2012). D’autre part Résonance. Une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018), un essai où Rosa développe le concept de « résonance », qui se présente comme une réponse à l’accélération mortifère qui nous rend imperméables au monde et nous assigne à notre solitude.

« Reconnexion existentielle »

Autant dire que No Fear of the Dark (détournement d’un titre d’une chanson d’Iron Maiden, « Fear of the Dark », « Peur du noir ») offre au heavy metal une légitimation inouïe, comme il n’en a jamais bénéficié. Était-ce le but de l’auteur ? Pas vraiment, même s’il n’est pas dupe (et certainement pas mécontent) de la valorisation symbolique qu’il opère envers une musique très souvent considérée par la « bourgeoisie conservatrice cultivée » comme le fruit de décérébrés – outre qu’elle est issue des milieux populaires. Son objectif est en réalité bien plus précis et s’inscrit dans le prolongement de son œuvre théorique : il voit en effet dans cette musique la voie d’une « reconnexion existentielle » à travers une « expérience de résonance », en l’occurrence esthétique.

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Il écrit, à propos de ce qui se produit à l’écoute du heavy metal : « La musique semble venir à la fois du dedans et du dehors, elle est en nous et nous sommes en elle ; elle nous est plus proche que notre propre souffle. Elle nous touche jusqu’à la moelle et emplit en même temps tout l’espace autour de nous. Elle crée précisément ce lien vibrant que nous ne sommes plus capables d’établir intellectuellement et que nous refuse l’explication scientifique ou politique du monde. »

Le livre s’intéresse moins à la production de cette musique qu’à sa réception.

Sans doute faut-il connaître intimement le metal pour en tirer l’analyse que l’auteur développe tout au long de son essai. Hartmut Rosa ne cache pas qu’il fait partie des fans de cette musique depuis l’âge de 15 ans, qu’il a été membre d’un groupe et qu’il en joue encore. Mais son intention n’était pas d’édifier une hagiographie du heavy metal, de le placer en haut de la pyramide des valeurs musicales.

Son livre s’intéresse d’ailleurs moins à la production de cette musique qu’à sa réception, même si une quantité de groupes y figure. C’est pourquoi, en préalable, lorsqu’il examine les principaux indicateurs socio­culturels du metal, l’auteur n’en écarte pas les plus problématiques. Par exemple, la question du genre. « À première vue, les faits semblent clairs : le metal est une musique d’hommes pour des hommes, largement machiste et tendanciellement sexiste. »

Le terme « à première vue » suggère que les choses sont un peu plus complexes que cela. En effet, Hartmut Rosa tempère grandement cette affirmation (en observant le rôle qu’y ont pris des chanteuses et des musiciennes, la culture du look androgyne ou l’outing du « chanteur héros » de Judas Priest, Rob Halford, qui a ainsi tracé une voie). De la même façon, l’auteur corrige l’image souvent propagée de metalleux fascinés par l’extrême droite, sinon par le nazisme, circonscrivant à quelques groupes, qu’il cite nommément, ces inclinations plus que douteuses.

Clichés

Enfin, fort de plusieurs études, il dément les clichés médiatiquement véhiculés selon lesquels cette musique rend les jeunes violents et suicidaires, et raconte une de ses expériences lors d’un concert des Guns N’Roses se déroulant à la lisière de la forêt vierge, à Recife, au Brésil, où on a veillé à ce qu’il ne se perde pas lors de son retour à son hôtel. « Les concerts de metal font partie des manifestations de masse les plus sûres au monde », écrit-il.

Les solos de guitare ouvrent des brèches de transcendance.

H. Rosa

Pacifiques, les amateurs de metal sont aussi des auditeurs d’un sérieux absolu – le divertissement est annexe – et engagés dans leur écoute. Beaucoup affirment que cette musique joue un rôle central dans leur vie, quand elle ne les a pas transformés, qu’elle a participé à la construction de leur identité et les accompagne au long de leur existence. Même si Rosa concède que l’analogie entre grand-messe et concert de rock est un lieu commun, « presque tout ce qui caractérise un culte religieux se retrouve lors d’un concert de metal, écrit-il, – hormis la ‘doctrine’, la théologie ou la ‘théorie’, autrement dit l’ensemble de l’infrastructure (en termes marxistes : la super­structure) cognitive et intellectuelle ».

Au passage, il remarque que les successions harmoniques du heavy metal ressemblent à celles de la musique sacrée – qu’il pratique à égalité, jouant des claviers avec les groupes de metal et de l’orgue d’église (il confesse ainsi, mi-sérieux mi-farceur, se risquer « à combiner les deux en insérant en sous-main des morceaux metal dans des chants sacrés »).

Mais l’auteur va beaucoup plus loin lorsqu’il affirme que « les solos de guitare ouvrent des brèches de transcendance ». S’il s’engouffre sur le terrain mystique, ce n’est ni à la légère ni en raison d’une exaltation de l’esprit. Son attention est méticuleuse et sa démarche reste scientifique. Il observe, d’une part, ce qui émane de cette musique, alliant les contraires : les rythmiques telluriques et les sonorités éthérées, les fureurs monstrueuses et les anges, les profondeurs et le ciel (Heaven and Hell, titre d’un album essentiel de Black Sabbath, apparaît dès l’ouverture du livre).

Chair de poule et larmes aux yeux

D’autre part, il recueille ce dont témoignent les metalleux qui, entre chair de poule et larmes aux yeux (titre d’un de ses chapitres), ont la sensation que la musique les met en contact avec une force non identifiée, informulable parce que non intellectualisée, leur ­faisant vivre une expérience « paroxystique » – et ce seulement de temps en temps, rien n’étant systématique, et aucun ingrédient, y compris un imposant volume sonore, n’étant suffisant, bien qu’en l’occurrence nécessaire.

Le heavy metal partage avec le romantisme le désir fondamental de briser la carapace réificatrice qui s’est constituée autour de l’âme du sujet moderne.

H. Rosa

Tous les grands thèmes existentiels sont au cœur du heavy metal : la maladie, la déchéance, la mort, d’autres encore. Non seulement dans les textes, mais dans tout ce que cette musique donne à faire ressentir ou résonner – on y revient. Procédant à un rapide détour par le romantisme et la signification que ce mouvement esthétique a eue dans l’histoire, Hartmut Rosa écrit : « Il me semble que le heavy metal partage avec le romantisme le désir fondamental de briser la carapace réificatrice qui s’est constituée autour de l’âme du sujet moderne, la séparant de façon quasi irréversible de l’“univers” ou de la réalité dernière qui l’entoure. »

Ne serait-ce pas la visée de tout art digne de ce nom (trop souvent absent hélas de la consommation culturelle) ? Sans aucun doute. Mais venant de ce « sous-genre » qu’est le heavy metal, qui l’eût cru ? Alors, on abandonne l’écoute au casque et on lâche les fauves sonores ?

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Musique
Temps de lecture : 8 minutes