« L’homme aux mille visages » : les traces du mensonge

Dans un livre et un film, Sonia Kronlund relate les manipulations d’un homme envers plusieurs femmes et livre une œuvre réparatrice.

Lucas Sarafian  • 16 avril 2024 abonné·es
« L’homme aux mille visages » : les traces du mensonge
© Pyramide Films

L’homme aux mille visages / Sonia Kronlund / Grasset / 180 pages / 19 euros.
L’homme aux mille visages / Sonia Kronlund / 1 h 30.

Comment un mouvement de sororité ne bascule-t-il pas en règlement de comptes ? Toute l’entreprise à la fois artistique et documentaire de Sonia Kronlund repose sur ce fil. Un homme a trompé plusieurs femmes, il les a toutes manipulées, il leur a menti. Mais l’autrice et réalisatrice ne pose aucun jugement moral à son propos. Elle s’interroge et tente de comprendre. Pourtant, Sonia Kronlund aussi a déjà été trompée. « Les hommes que j’ai aimés étaient souvent malhonnêtes, menteurs, manipulateurs. Ça me désespère mais ça doit être mon genre. Cette étrange attirance m’a suivie dans mon travail. Je me suis beaucoup intéressée aux baratineurs, bonimenteurs et autres charlatans », expose-t-elle dès le début de son livre.

Dans L’Homme aux mille visages, à la fois récit-enquête (sorti il y a quelques semaines en librairie) et film documentaire – son ­deuxième long-métrage comme réalisatrice –, Sonia Kronlund raconte cet homme qui a pris cinq identités et mené simultanément plusieurs histoires d’amour « dans cinq ou six pays ». Pour l’une des femmes concernées, il s’appelle Ricardo et exerce à l’hôpital Louis-Mourier de Colombes (Hauts-de-Seine) en tant que chirurgien thoracique.

Pour une autre, il est ingénieur dans les télécoms. Pour d’autres encore, il est également ingénieur, mais en construction automobile dans l’usine Peugeot de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Ou encore médecin envoyé dans des zones de guerre. Tantôt argentin, tantôt brésilien. Tantôt très croyant, tantôt fêtard. Romantique, dirait l’une ; plutôt timide, lui répondrait une autre. Il se fait appeler Alexandre, ou bien Daniel, Jeremias, Carlos ou Antonio. Mais, le plus souvent, c’est Ricardo, son vrai prénom.

Un jour, l’une de ces femmes prend contact avec Sonia Kronlund, qui est aussi animatrice et productrice de l’émission de reportages « Les Pieds sur terre », diffusée depuis 2002 sur France Culture. « Quand j’ai découvert l’histoire de Ricardo, elle s’est imposée à moi comme un nouvel objet à l’intérieur d’une quête personnelle sinueuse et sans fin. D’ailleurs, je pense que, si je n’ai pas croisé la route de cet homme, si je ne figure pas dans la liste de ses victimes, c’est un simple hasard », témoigne-t-elle.

Une « start-up bouillonnante » des « existences multiples »

L’enquêteuse part donc sur les traces de ce manipulateur aux nombreuses identités. Le texte utilise largement les codes du thriller. Grâce aux témoignages qu’elle recueille directement, mais aussi à un couple de détectives privés polonais « tout droit sorti d’un téléfilm » et à des policières brésiliennes, elle remonte aux origines de ce gigantesque mensonge, reconstitue ses « ramifications tentaculaires » et tente de comprendre la « start-up bouillonnante [des] existences multiples » de Ricardo.

Sonia Kronlund est obsédée par la recherche d’un bout de vérité qui pourrait se cacher derrière la manipulation opérée par cet homme. Elle part donc en Pologne pour tenter de le retrouver, mais aussi au Brésil, à Varzea Paulista, une petite commune à une soixantaine de kilomètres de São Paulo, dans laquelle a grandi la famille de Ricardo. Elle découvre ses origines modestes, la vie de sa mère, et raconte son enfance difficile.

Ce travail permet de lui redonner, paradoxalement, une existence, alors qu’il est parvenu à l’effacer par ses propres mensonges. « J’aimerais savoir s’il y a quelqu’un qui habite à l’intérieur de ce corps, si on peut déceler chez lui des traces d’émotion, de sentiment. Peut-on découvrir d’où vient le mal ? Y a-t-il un début et possiblement une fin ? » Sonia Kronlund a mené l’enquête durant cinq ans.

J’aimerais savoir s’il y a quelqu’un qui habite à l’intérieur de ce corps, si on peut déceler chez lui des traces d’émotion, de sentiment.

Dans le documentaire, la réalisatrice prête une attention particulière à la parole des femmes abusées par Ricardo – celles-ci sont elles-mêmes à l’écran ou jouées par des comédiennes. Grâce à de longues séquences où Sonia Kronlund ne les interrompt jamais et arrive à s’effacer à côté d’elles, elle leur rend le pouvoir. À l’image, Marianne parvient à inverser le rapport de domination : « Le pauvre, il doit être complètement perdu. Il doit même ne plus savoir qui il est », dit-elle. La cinéaste réussit le tour de force de ne pas réduire ces femmes au statut de victimes.

Dans le livre, l’un des intérêts stylistiques du texte est l’attention portée par Sonia Kronlund à tous les détails racontés par ses interlocutrices. L’autrice rend compte des conversations WhatsApp, des mails, des billets d’avion, des faux papiers que Ricardo laisse traîner dans les appartements de ses compagnes, des cartes de transport… La reconstitution est minutieuse.

« Marianne tient à se souvenir avec précision des détails de ce roman familial pourtant imaginaire dans lequel elle a vécu pendant des mois. Elle ne veut pas commettre d’erreur sur ces personnages fins, bien dessinés, à qui il arrive tous les jours des choses qu’elle a partagées, vécues en direct. Elle n’a pas vu de photo d’eux mais elle peut encore dire leur couleur de cheveux, s’ils sont grands ou petits. Elle avait hâte de faire leur connaissance », écrit Sonia Kronlund.

Anecdotes invraisemblables et désastres intimes

Ainsi, l’enquêteuse met sa voix de narratrice au service des victimes de Ricardo. « Je devrais faire attention moi aussi à respecter les fictions précises, les souvenirs de ces femmes, les faits et gestes de cet homme, à ne pas faire d’erreur sur les personnages qu’il a créés ni mélanger les récits, les légendes et les doubles, les vraies preuves et les faux documents ; je dois essayer de ne pas forcer le trait non plus même si, à force, ce serait tentant, ici et là, d’arranger ces histoires, d’en rajouter ou de taire un détail. » Elle arrive à cette conclusion : « Même si je raconte une vie de mensonges, j’aimerais que tout soit vrai. » Les histoires de ces femmes, nourries par de nombreuses anecdotes invraisemblables sur ce manipulateur, rendent compte des désastres intimes provoqués par cette grande tromperie.

Doit-on traiter avec le même respect, les mêmes égards, les victimes et les bourreaux ?

Néanmoins, il n’est pas question de vengeance. Sonia Kronlund n’accable pas Ricardo, elle s’interroge plutôt sur la construction de la vérité ou la difficulté à expliquer le mal : « Les raisons pour lesquelles nous mentons varient grandement, que ce soit pour le bien d’autrui, pour ne pas blesser, éviter les conflits, ou au contraire tirer un avantage de l’autre, dissimuler une faute, une erreur. Mais la plupart du temps nous mentons pour plaire, combler notre misère, faire exister en une ou deux phrases magiques la personne désirable que nous aimerions être. »

Dans les deux œuvres, les réflexions de Sonia Kronlund foisonnent. Par exemple, elle questionne le statut de l’auteur vis-à-vis des personnages dans les récits de non-fiction. « S’il est vrai que les livres ou les films documentaires cherchent à restituer des faits exacts, vérifiés, doit-on traiter avec le même respect, les mêmes égards, les victimes et les bourreaux ? Les règles qu’on se fabrique chacun en bricolant deux trois principes déontologiques sont-elles les mêmes pour tous nos ‘sujets’ ? »

Le livre comme le film trouvent leur force notamment dans l’imbrication de deux voix : le ton narratif et le ton analytique. Des références psychiatriques, philosophiques, comme Ruwen Ogien, et littéraires, comme Emmanuel Carrère, Léon Tolstoï ou William Shakespeare, sont convoquées. De ce fait, les deux œuvres parviennent à raconter le processus des manipulations de cet homme et à décortiquer la mécanique des mensonges qu’il accumule – certaines séquences du documentaire ne manquant pas de drôlerie.

En creux, L’Homme aux mille visages a aussi une dimension politique. Car si la voix de la narratrice s’immisce peu, elle s’engage et se place du côté des femmes. Sonia Kronlund se donne pour objectif d’« empêcher à [son] tour qu’il fasse de nouvelles victimes ». Et elle s’attache à dévoiler les vérités auxquelles toutes les femmes n’ont pas eu accès : « D’impliquée, je me sens devenir responsable, investie d’une mission que personne ne m’a confiée : essayer de comprendre comment tout ceci a pu avoir lieu. » L’œuvre n’est pas qu’une alerte, elle est réparatrice.

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Littérature Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes