« Qu’est-ce que cet acharnement à vouloir expulser des gens à tout prix ? »

Il y a cinquante ans, Sixte Ugolini, avocat à Marseille et président local du Syndicat des avocats de France, dénonçait l’existence d’une prison clandestine où étaient enfermés les étrangers avant leur expulsion. Ce scandale donna lieu à la création des centres de rétention administrative.

Pauline Migevant  • 19 février 2025 abonné·es
« Qu’est-ce que cet acharnement à vouloir expulser des gens à tout prix ? »
Le 14 décembre 2024 à Paris, marche des solidarités contre le racisme d’État symbolisé par le projet de loi sur l’immigration de Bruno Retailleau.
© Éric Broncard / Hans Lucas / AFP

Par un concours de circonstances vous découvrez en avril 1975 qu’un de vos clients, Mohamed Cherif, est, comme des milliers d’étrangers, détenu illégalement dans un hangar à Arenc, sur le port de Marseille. Pourquoi avez-vous décidé de rendre l’affaire publique ?

Sixte Ugolini : La question était de savoir si j’agissais seulement pour mon client en demandant sa libération immédiate, car sa détention était illégale, ou si je médiatisais le dossier. J’ai convoqué les amis de Mohamed Cherif, des militants, en évoquant les risques, notamment le fait qu’il pourrait être expulsé avant qu’on obtienne sa libération. Ils ont dit : « On prend le risque, on agit pour tous. » Je contacte alors Alex ­Panzani, qui travaille pour le journal communiste La Marseillaise. Il me dit : « Si on est seuls à lancer l’affaire, on ne va pas nous croire. On va nous dire qu’on exagère, qu’on fait de la politique. Il faudrait que Le Provençal, le journal socialiste, lance l’affaire avec moi. »

(Photo : DR.)

Panzani appelle un journaliste qui s’appelle Baillon. Il y a de tout chez les socialistes, mais lui, c’est un vrai socialiste ! Les deux journaux sortent l’information le même jour. France 3 Méditerranée m’interroge pour le JT de midi. Scandale ! Le maire de Marseille, propriétaire du Provençal, voulait sanctionner le journaliste qui avait sorti l’affaire. Ce Baillon était venu me voir le lendemain en disant : « M. Defferre veut me licencier parce que j’aurais donné de fausses informations. » Mais les journaux de gauche reprennent l’information : Libération, L’Humanité, L’Express. À partir du moment où la presse nationale s’empare de l’affaire, Le Provençal change d’attitude.

Moi, je n’étais pas d’accord avec cette façon de traiter les étrangers : ce mépris, cette violence.

Gaston Defferre nous convoque avec d’autres membres du Syndicat des avocats de France (SAF) pour nous demander plus d’informations. L’affaire est lancée médiatiquement, on en parle partout. Le procureur est alerté. La préfecture nie : « Ce sont des mensonges, il n’y a pas de prison clandestine en France, les étrangers ne sont pas expulsés de cette façon. » Mais les journalistes continuent l’enquête, prennent des photos, pénètrent dans le port. La préfecture ne peut plus nier.

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Elle change à son tour d’attitude en disant : « Comment voulez-vous que nous fassions, quand on a un arrêté d’expulsion, pour l’exécuter si on ne met pas les gens en détention ? C’est une mesure de sécurité publique. » J’argumente ainsi : « Nous sommes dans un État de droit. L’arrestation et la détention d’étrangers, c’est illégal. C’est même une infraction pénale grave, un crime : la détention et l’arrestation arbitraire. » Le ministre de l’Intérieur se déplace à Marseille, il y a des manifestations de rue.

Que s’est-il passé pour votre client ?

Après une conférence de presse, mon client a été libéré en urgence alors qu’il était dans un car pour Sète, juste avant qu’on le mette sur un bateau pour le Maroc. Les policiers l’ont abandonné dans la nature, sans un franc sur lui. Il a dû repartir à pied. À Montpellier, des amis lui ont donné de l’argent et il a pris le train. Quand j’ai revu mon client libéré, il faisait l’objet de beaucoup d’attention. Puis il a disparu et ses amis ne m’ont plus répondu. Je pense qu’il y a eu un accord avec lui pour qu’il ne dépose pas plainte.

Je ne suis pas plus d’accord avec ce qui existe aujourd’hui qu’avec ce qui existait à l’époque.

Des plaintes, en revanche, ont été formulées par d’autres avocats, et la Cour de cassation a couvert cette pratique de détention. Et quand, en 1981, François Mitterrand est arrivé au pouvoir, Gaston Defferre, l’ancien maire de ­Marseille, a été nommé ministre de l’Intérieur. Il était au courant de cette affaire. C’est lui qui a proposé la loi adoptée en octobre 1981 qui a légalisé les pratiques illégales en créant la rétention administrative, et non plus la détention judiciaire.

L’issue de ce scandale a donc été de donner une base légale à l’enfermement des étrangers plutôt que de le remettre en cause. Qu’en avez-vous pensé ?

Il fallait que les choses soient légales : si on veut expulser des gens, il faut le faire selon les règles. Nous sommes dans un État de droit. Cependant, le problème est de savoir pourquoi il faut expulser des gens. Qui faut-il expulser et pourquoi ? Je ne suis pas plus d’accord avec ce qui existe aujourd’hui qu’avec ce qui existait à l’époque. Gaston ­Defferre a régularisé l’existant. C’est-à-dire qu’il était d’accord avec cet existant. Or, moi, je n’étais pas d’accord avec cette façon de traiter les étrangers : ce mépris, cette violence avec laquelle on les arrête et on les parque.

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Au moment des procès, il y a eu des manifestations mais, après la loi de 1981, les choses se sont tassées. On a accepté la situation. Et puis la loi sur la rétention administrative a été modifiée et les délais de rétention ont été prolongés. Aujourd’hui, on parle encore de la modifier. Qu’est-ce que cet acharnement à vouloir à tout prix expulser des gens ? Dans quel pays vit-on ? Voilà les questions que je me pose.

Vous semblez expliquer qu’à l’époque la gauche s’était mobilisée, qu’il y avait des manifestations. Comment voyez-vous aujourd’hui le fait que la gauche partisane ne prenne pas position contre l’existence même de ces centres ?

Même à l’époque, vous savez, la gauche n’a pas été très active. Je n’ai pas reçu beaucoup de soutien, car le seul soutien visait surtout à renverser le pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing. C’était ça, l’objectif. C’était l’opportunité politique, pas le soutien aux immigrés. On a utilisé cette affaire comme une arme politique pour renverser le gouvernement ­Giscard, et permettre à Mitterrand d’être élu. Mais le sort des immigrés était, je crois, très loin des préoccupations des politiques. Ce n’était pas leur problème. La preuve : vous voyez ce que ça donne aujourd’hui.

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