La sociologie est un sport collectif

Composé par d’anciens collègues et chercheurs d’autres disciplines en sciences sociales formés par lui, un passionnant volume rend hommage à Jean-Claude Chamboredon, d’abord proche de Bourdieu avant de créer ses propres labos, telles des « coopératives artisanales ».

Olivier Doubre  • 19 mars 2025 abonné·es
La sociologie est un sport collectif
Le Centre de la Vieille-Charité, où Jean-Claude Chamboredon fonda l’annexe marseillaise de l’EHESS.
© Carine Schmitt / Hans Lucas / AFP

Un sociologue de métier. Le travail de Jean-Claude Chamboredon, Stéphane Beaud, Jean-Louis Fabiani et Jacques Revel (dir.), éd. de l’EHESS, 304 pages, 24,80 euros.

Les juristes ont l’habitude de publier un type d’ouvrage un peu particulier, le plus souvent au moment du départ à la retraite d’un professeur, qu’ils qualifient du beau nom de « mélanges ». C’est même aujourd’hui devenu une part notable de la littérature juridique. Il s’agit d’un volume rassemblant des articles ou des textes courts : souvenirs personnels sur l’enseignant ou sur des travaux menés en commun, retour sur des objets de recherche marquants de sa carrière et l’œuvre produite, nouvelles analyses de sujets sur lesquels il a travaillé et qui ont connu des évolutions notables, prolongeant ainsi des recherches qu’il avait engagées.

Les sociologues, historiens, géographes, anthropologues ou philosophes, moins coutumiers de l’exercice, publient plus souvent des livres de souvenirs ou d’analyses sur l’œuvre et la personnalité d’un chercheur disparu. Tel est l’objet de ce recueil consacré à Jean-Claude ­Chamboredon (1938-2020), chercheur et enseignant, connu d’abord pour avoir cosigné le magistral Métier de sociologue en 1968 (1).

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Ouvrage réédité en poche aux Éditions de l’EHESS en 2021, avec une présentation de Paul Pasquali.

Mais le présent volume revient surtout sur le parcours de ce sociologue très indépendant, qui participa à la reconnaissance académique des sciences sociales, notamment à la création de leur « agrégation » au tout début des années 1980. Longtemps « caïman » rue d’Ulm à l’ENS (il était préparateur au concours), il fut surtout chercheur et précurseur par des méthodes originales – et collectives – d’enquête et d’élaboration d’objets de recherches.

Passionné par sa tâche d’enseignant, se voyant comme un « passeur » et non un « patron de labo », encore moins un « chef d’école », Jean-Claude Chamboredon déclarait surtout « aimer enseigner » comme un entraîneur, ainsi qu’il le confia lors d’un entretien en 2009 avec ses anciens ­doctorants – puis collègues – Paul Pasquali et Samir Hadj-Belgacem : « La meilleure métaphore de l’enseignement, c’est l’entraîneur, parce qu’il ne court pas forcément mais qu’il apprend aux autres à courir. »

Grand amateur de sports d’équipe, notamment de football et surtout de rugby, ce Méridional œuvra à construire un « modèle scientifique » (et une méthode) de recherche « reposant sur une forte capacité collective de travail » : un modèle qui se voulait d’abord celui de « la coopérative artisanale, et non celui de l’artiste, du chef d’entreprise ou du chef de guerre ».

C’est là l’appréciation de Florence Weber, qui s’orienta vers la sociologie, voie encore peu prisée par les normaliens et encore moins les normaliennes, à la fin des années 1970, dans un article émouvant où elle narre l’importance de sa formation et « son intense relation pédagogique » avec Jean-Claude Chamboredon. Celui-ci accueillit (en 1977 dans son cas) rue d’Ulm les toutes premières « sévriennes » (ou « jeunes filles de l’École normale supérieure de Sèvres »), puisque les deux institutions ne fusionnèrent qu’en 1985 !

Au plus près du terrain

L’ouvrage, dirigé par les sociologues Stéphane Beaud et Jean-Louis Fabiani et l’historien Jacques Revel, rassemble donc les souvenirs et analyses sur ce chercheur qui cultiva à la fois une grande indépendance d’esprit et une volonté de travail et d’enquêtes au plus près du terrain et de ses collaborateurs – souvent plus jeunes. Chacune et chacun souligne, dans son domaine d’intérêt, les multiples sociologies sur lesquelles Chamboredon, personnage sans conteste attachant, se focalisa : de la sociologie de la culture ou de l’éducation à la sociologie rurale mais aussi urbaine.

Il fut ainsi l’un des premiers à travailler sur les grands ensembles en banlieue, tout juste jaillis de terre, au mitan des années 1960, et montra notamment combien ils concentraient des « populations hétérogènes ». Un domaine sur lequel il continua à travailler à la fin du siècle dernier en fondant l’annexe marseillaise de l’EHESS au Centre de la Vieille-Charité, coordonnant des enquêtes sur la cité phocéenne.

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Si Jean-Claude Chamboredon laissa un souvenir vif en formant toute une génération de sociologues et de chercheurs d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, sa postérité plus discrète que celle d’autres grands noms de la sociologie (des années 1970 aux débuts du XXIe siècle) s’explique aussi par le peu d’ouvrages d’ampleur qu’il publia, en dépit d’un grand nombre d’articles de revue – et notamment de lectures critiques, exercice qu’il affectionnait et dans lequel il excellait. Ce qui a été récemment corrigé avec la publication de recueils d’écrits épars, notamment grâce aux efforts de Florence Weber, qui dirigeait les ­éditions Rue d’Ulm, ou de ses collègues aux Éditions de l’EHESS.

Quand on évoque Chamboredon, c’est évidemment le désormais classique Métier de sociologue qui vient à l’esprit, écrit avec Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu. Il travailla avec ce dernier au laboratoire qu’il dirigeait, le Centre de sociologie européenne (EHESS), contribuant à la fondation et à l’animation de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, mais aussi à la collection « Le sens commun » des éditions de Minuit.

Mais il rompit avec Bourdieu et ces entreprises à l’orée de la décennie 1980. Une rupture très personnelle, aussi « douloureuse [que] discrète », selon les mots de Florence Weber, dont il ne formula jamais vraiment les raisons. Les trois directeurs du présent volume ont choisi de respecter ce désir de discrétion. Les causes de la séparation demeurent donc mystérieuses, bien que les liens entre les deux chercheurs semblent ne jamais avoir été totalement rompus et que l’on ne puisse pas parler d’une rupture d’ordre théorique ou épistémologique.

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Jean-Claude Chamboredon continua de travailler – non sans formuler parfois certaines critiques argumentées – dans le sillage de la sociologie critique. Aussi attachant et marquant que fut sans doute l’enquêteur, le chercheur et peut-être d’abord le formateur, il paraît certain, à la lecture de ce volume rassemblant tant de souvenirs émouvants, que son héritage intellectuel doive être désormais ancré au cœur de l’école française de la sociologie critique. Et inviter à de nouvelles recherches et vocations.

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