Quand l’idéologie sioniste se mêle d’archéologie

Dans un ouvrage important, Marius Schattner et Frédérique Schillo montrent comment Israël a fait des fouilles à Jérusalem un enjeu politique. Au mépris de la réalité.

Denis Sieffert  • 5 mars 2025 libéré
Quand l’idéologie sioniste se mêle d’archéologie
Les fouilles de la Cité de David, dans le sud de Jérusalem, sont hautement stratégiques.
© Emmanuel DUNAND / AFP

Sous tes pierres, Jérusalem, Marius Schattner et Frédérique Schillo, Plon, 780 p., 29 euros.

On aurait grand tort de lire l’imposant ouvrage de près de huit cents pages du journaliste Marius Schattner et de l’historienne Frédérique Schillo avec les seules lunettes du rapport au sionisme. Si, in fine, il contredit le « roman national » israélien, il est aussi et surtout une passionnante histoire de l’archéologie à Jérusalem.

On croise dans ce livre des figures pittoresques, mi-­scientifiques mi-aventuriers. On y mesure à quel point chaque découverte dans les sous-sols de la ville « trois fois sainte » captive le public, même si l’histoire n’est pas toujours le ressort de cette passion. On est mêlé à la guerre des écoles entre « minimalistes », qui ne croient pas à l’antique existence d’une vaste cité du roi David, et « maximalistes », qui veulent y croire au prétexte que « l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’inexistence ». Il faut lire l’incroyable saga des manuscrits de la mer Morte, qui, en ancrant le christianisme dans l’histoire, ont menacé son caractère sacré, avant d’être grossièrement confisqués par Israël. Autant de récits qui sont un délice de lecture.

Le mérite des auteurs est de ne pas tomber dans un essentialisme de pacotille. Malgré toutes les difficultés, des archéologues israéliens continuent de faire un travail honnête, sans céder à ce que les auteurs appellent « le piège de l’antériorité ». L’antériorité d’un peuple qui aurait précédé l’autre et verrait là sa légitimation. Mais ici moins qu’ailleurs l’innocence n’a cours. D’emblée, Schattner et Schillo posent la question : « Quelle importance aurait Jérusalem sans sa sacralité ? » L’enjeu de ces fouilles, qui martyrisent le sous-sol de Jérusalem, est en fait l’historicité de la Bible.

Instrumentalisation et dépendance

Tout a commencé un jour de décembre 1863 quand l’archéologue français Félix de Saulcy crut avoir localisé les tombeaux des rois David et Salomon. Las, tout était faux. Mais la querelle était lancée. Et le sionisme, qui n’en était qu’à ses balbutiements, n’y était pour rien. Preuve que la fascination exercée par le récit biblique a sa propre histoire. Mais on n’échappe pas au « conflit » et aux convoitises coloniales qui redoublent ces temps-ci dans la violence la plus extrême.

Dans un chapitre titré « L’archéologie comme instrument de colonisation », les auteurs déplorent que les rares archéologues israéliens ayant osé s’affranchir de « leur rôle d’architecte du récit national » n’aillent pas jusqu’à s’élever publiquement « contre l’instrumentalisation de leurs travaux ». Leur prudence s’explique par une dépendance envers le pouvoir ou, le plus souvent, par un besoin de financement. Par « soif de renommée ou, tout simplement, par désir de fouiller, du moment que l’opportunité est offerte ». Pour ces raisons, la plupart des archéologues « ne répugnent pas » à coopérer avec des organismes promouvant la colonisation.

Tout est ignoré ‘du passé romain, byzantin, arabe, croisé, mamelouk et ottoman de Jérusalem’.

Cette collaboration va parfois jusqu’à « des excavations sur des terrains alloués par l’État à des implantations ». Pour « la bonne cause », certains acceptent de fouiller sur des terres dont les habitants palestiniens ont été chassés. Les auteurs citent comme exemple les fouilles hautement stratégiques de la Cité de David à Silwan, dans le sud de Jérusalem. Ici se concentre l’enjeu d’une véritable guerre idéologique.

« Bienvenue à l’endroit où tout a commencé », proclament les guides à leurs visiteurs, au pied de la muraille de la Vieille Ville de Jérusalem. Ce qui aurait commencé, c’est l’histoire juive telle que la rapporte la Bible. Une histoire qui se poursuivrait aujourd’hui, sur la même terre, après la longue parenthèse de la dispersion qui se serait refermée avec la création d’Israël.

Démontrer l’indémontrable

Schattner et Schillo commentent : « En somme, rien n’aurait changé depuis les temps immémoriaux, si ce n’est que l’ancienne Siloé [de la Bible, NDLR] est devenue Silwan. » Mais, notent-ils, « du roi David, en revanche, nul signe, si ce n’est une pancarte indiquant l’emplacement présumé de son palais ». Tout est ignoré « du passé romain, byzantin, arabe, croisé, mamelouk et ottoman de Jérusalem », dont la seule évocation briserait le lien de dépendance qui fonde la légitimité d’Israël et écrit un récit dans lequel les Palestiniens sont des occupants sans titres.

Aucune trace du roi David, donc, dans le sous-sol pourtant le plus fouillé au monde. Il est probable qu’un roi David a existé au Xe siècle avant J.-C. Mais rien n’atteste de la conquête de Jérusalem par David, ni de la transformation de la cité en un vaste royaume par son successeur Salomon.

Une opération ‘archéologique’ a été lancée en 2005 par l’association ultranationaliste El’ad, la plus richement dotée de toutes les ONG.

Pour démontrer l’indémontrable, une opération « archéologique » a été lancée en 2005 par l’association ultranationaliste El’ad, la plus richement dotée de toutes les ONG, dont le but évident était de « judaïser » le quartier. Au prétexte de « redonner vie » à une Cité qui n’a jamais existé, l’association procède à des achats de terrains et de maisons, bernant à qui mieux mieux les habitants palestiniens. Quand les expulsions ne se font pas manu militari. Des groupes de colons se sont ainsi installés au milieu de 40 000 Palestiniens.

Sur le même sujet : L’éternel déni de la question coloniale

En son temps, Elie Wiesel a salué une action « qui n’est pas politique et ne doit pas l’être, mais la transcende ». Pour les Palestiniens, il s’agit de rendre la vie impossible aux habitants de Silwan et de les pousser à partir « en gommant le passé arabe de la Ville sainte ». Mais l’idéologie ne fait pas que fouiller en quête d’une vérité alternative. Elle peut détruire aussi quand une découverte contrevient au projet politique.

Dans sa préface, Vincent Lemire raconte qu’un jour il fut appelé en hâte par un archéologue : on venait de mettre au jour une maison du quartier des « Maghrébins » datant du XIIe siècle. Lemire eut le temps de prendre quelques photos avant que les bulldozers n’entrent en action. Dans le meilleur des cas, la découverte n’intéressait pas les maîtres de travaux israéliens. Dans le pire, elle rappelait la lointaine présence des Arabes dans l’espace même d’où on tente aujourd’hui de les chasser. 

S’il était lu comme il a été écrit, dépouillé de préjugés idéologiques, le livre de Schattner et Schillo devrait bousculer l’un des mythes les plus importants du sionisme. Mais, nous savons, hélas, que rien ne résiste à la propagande.

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