Protection de l’enfance, en finir avec les liens du sang
Selon la Convention internationale des droits de l’enfant, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « une considération primordiale » dans toutes les décisions qui le concernent. Mais en France, la politique familialiste a longtemps privilégié les droits des liens biologiques. Les lignes commencent à bouger et se heurtent à l’état désastreux de la protection de l’enfance.
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© Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP
« On m’a toujours envoyé chez mon père un week-end sur deux et la moitié des vacances alors même qu’il préférait le vin rouge et avait ‘la main leste‘, se souvient François*, 35 ans, placés avec son frère en foyer durant son enfance. On était terrorisés par ce type qui cognait, et était armé. On l’a dit dès le début du jugement. » L’enfant s’oppose à ce droit de visite et d’hébergement, et prend même le chemin du commissariat à de nombreuses reprises pour signifier son refus d’aller voir cet homme condamné plusieurs fois pour abandon de famille. « Je disais aux policiers : ‘Je ne veux pas, je n’irai pas.’ »
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Lorsque François demande à parler seul avec la juge, cela lui est refusé. « Elle considérait qu’à 7 ans cette parole ne pouvait pas venir de moi. On me trouvait trop tranché, avec un discours trop élaboré, comme si je ne pouvais pas penser par moi-même parce que j’étais un enfant. J’étais trop jeune pour que ma parole soit considérée. J’étais une potiche, pas un sujet de droit. »
Le manège dure jusqu’à ses 14 ans. Comment expliquer cette posture familialiste de la justice française ? Car la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide) stipule, dans son article 9, le droit de l’enfant à ne plus vivre avec ses parents s’il est nécessaire à son intérêt supérieur, « par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant ».
Notre système de protection de l’enfance s’est construit autour du droit du parent.
S. Michel
Pour Serge Michel, directeur adjoint de l’Association départementale d’accompagnement éducatif et social 44 (Adaes), la question du maintien des liens, « un sujet aux dimensions éthiques très fortes », est perméable aux idéologies et aux « grands mouvements de balancier » de la société. « Notre système de protection de l’enfance s’est construit autour du droit du parent. La loi 2007 (2), par exemple, est très ambivalente sur cette question et se place plutôt du côté du parent, alors que la loi 2016 est plus claire, étant même intitulée ‘loi relative à la protection de l’enfant’. »
Loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance (une des grandes lois qui régit le secteur).
Du droit du parent à l’intérêt de l’enfant
La sacralisation des liens du sang est plus ancienne que la création de la Cide, en 1989, et reste ancrée dans les imaginaires. Sophie Galabru, philosophe et autrice de l’ouvrage Faire famille, une philosophie des liens (Allary Éditions, 2023), explique que les nobles, dès le XIVe siècle, ont pensé le sang « comme un support de la race et de la noblesse de classe. Puis l’essor de la génétique a continué à l’envisager comme la matrice de la filiation. Il y a une fixation sur ce lien du sang. On dit d’ailleurs ‘les miens’ en parlant de sa famille ». Les notions de « chef de famille » et d’« autorité paternelle » n’ont disparu qu’en 1970, au profit de l’autorité parentale conjointe.
Mais pour la philosophe, tout un chacun est fortement imprégné d’« un résidu inconscient du pater familias ». L’idée des liens du sang demeure « absolue, irréductible, sacrée », comme le démontre une société où des pères bénéficient encore de l’autorité parentale et/ou d’un droit de visite alors même qu’ils ont violé leur enfant.
La morale familialiste sacrifie la morale tout court, voire sacrifie le droit.
S. Galabru
« Il demeure cette peur d’éclater une famille. La cohésion d’un groupe vaut plus que la protection individuelle. Or oui, assumer un jugement d’éloignement éclate une famille. Mais l’intérêt de l’enfant doit prévaloir sur celui de la famille. Il faut assumer cet éclatement au nom de la défense de la victime. La morale familialiste sacrifie la morale tout court, voire sacrifie le droit. »
Dans le récent rapport de la commission d’enquête sur les manquements de la protection de l’enfance, rendu public le 8 avril dernier, la rapporteure rappelle que « le maintien des liens coûte que coûte avec la famille biologique n’est évidemment pas souhaitable s’il fait courir à l’enfant un danger pour sa sécurité physique ou affective » et qu’il convient également de « mieux prendre en compte la parole de l’enfant dans le cadre du droit de visite ».
Marie Le Verre, juge des enfants (JDE) au tribunal judiciaire de Nantes, a observé, en quinze ans de métier, une lente évolution des pratiques. Elle note une meilleure prise en compte de la toxicité de certains liens parents-enfant grâce à une plus grande attention aux théories de l’attachement. La juge est attentive aux souhaits de l’enfant, et exige que celui-ci soit systématiquement accompagné d’un avocat dans son cabinet.
Il y a vingt ans, le courant de pensée pro-famille touchait tout le monde. C’est moins le cas aujourd’hui.
M. Le Verre
« Il y a encore vingt ans, le courant de pensée pro-famille touchait tout le monde. C’est moins le cas aujourd’hui. De mon côté, j’envisage plus facilement une rupture de lien dans les situations de violences physiques ou sexuelles. On a enfin compris qu’un parent violent n’est pas un parent sécure. » Le rapport cité plus haut préconise d’ailleurs « de prévoir que les visites médiatisées des parents maltraitants ne puissent s’effectuer qu’à la demande de l’enfant ».
Évolution des pratiques éducatives
Reste le cas de figure de parents négligents ou « inconstants », explique la juge, pour lesquels sont souvent envisagées des visites en présence d’un tiers (VPT), souvent celle d’un·e travailleur·se social·e. Des situations où il est plus compliqué de trancher, eu égard à l’ambivalence de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Dans ces cas-là, si la parole de l’enfant est difficile, les professionnel·les de terrain prêtent une attention particulière aux symptômes : maux de ventre, crise d’angoisse, gestes de violence, énurésie, pleurs… le corps parle pour l’enfant.
Françoise*, éducatrice spécialisée en maison d’enfants à caractère social (Mecs) et en service de VPT depuis presque quarante ans, a vu sa pratique évoluer, tout comme celle de ses collègues. « On se pose beaucoup plus la question du maintien de l’autorité parentale, y compris dans les cas de délaissement. On s’assure avec l’enfant, avant la visite, qu’il a bien envie de voir son parent, et on ne met pas la visite en place s’il ne veut pas. On écrit alors au juge pour suspendre les visites. » Si la travailleuse sociale reste sensible aux droits des parents, l’intérêt de l’enfant reste la priorité.
Pour Marielle, éducatrice spécialisée depuis une vingtaine d’années, l’évolution sociétale est aussi venue bousculer la réticence des professionnel·les à couper un lien. Mais attention, souligne-t-elle, à ne pas faire porter cette responsabilité « trop lourde » aux enfants. « Parfois on met l’enfant en difficulté à vouloir qu’il se positionne. C’est à nous de lui dire qu’on va porter cette décision pour lui, à nous de lui dire “on pense que dans un premier temps ce serait mieux que…” Sinon il va avoir peur de rendre triste ses parents. »
« Que vaut la souffrance d’un enfant ? »
Diodio Metro, ancienne enfant placée aujourd’hui cheffe de service éducatif, a vu une enfant se rendre au parloir de la prison pour faire signer des documents la concernant à son père incestueux. Pour elle, les adultes possèdent encore trop de pouvoir sur les enfants, même quand ils les ont blessés. « Que vaut la souffrance d’un enfant ? Sa parole ? Quel est ce sacro-saint lien parent-enfant, comme si on devait quelque chose à ceux qui nous ont détruits ? Il ne suffit pas d’un lien biologique pour être un bon parent. »
Procréer ne donne pas un droit inaliénable.
S. Galabru
Une réflexion qui rejoint celle de Sophie Galabru. La philosophe observe que certains juges refusent de rompre ce qui, selon eux, « ne peut être rompu par la biologie ». Au prix (sacrifié) du bien-être de l’enfant ? De son épanouissement ? « Procréer ne donne pas un droit inaliénable », avance la philosophe.
Sur le terrain en tout cas, les pratiques éducatives ont quand même fait du chemin, note la juge Marie Le Verre, qui constate un changement de paradigme dans les préconisations des travailleurs sociaux, « sans doute plus rapides que les magistrats à se saisir de cette avancée. Car l’image du parent qui sait ce qui est bon pour son enfant reste prégnante. Si la justice accepte davantage la rupture du lien, rompre l’autorité parentale reste plus compliqué ».
Si cette question, épineuse, du non-maintien des liens semble avancer doucement, elle se heurte elle aussi à la réalité désastreuse de l’état de la protection de l’enfance et au manque de moyens. Car pour mener à bien cette séparation, qu’elle soit brève ou non, et pour accompagner au mieux l’enfant, il faut des places, des professionnel·les, des dispositifs d’accompagnement à la parentalité et du temps.
« Aujourd’hui on a une clinique de l’enfance en danger solide, résume Serge Michel. La question des besoins fondamentaux de l’enfant fait consensus. Mais au-delà du diagnostic, comment accompagne-t-on un parent à changer ses postures éducatives ? Certains sont en demande, et il reste beaucoup à penser de ce côté-là. »
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