Menaces spatiales : la France est-elle prête ?
La commission de la Défense étudie le rapport de deux députés sur les applications militaires et les stratégies industrielles autour des satellites. Si la France dispose d’atouts certains, sa défense spatiale doit sans doute être consolidée.
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« Le spatial de défense fait partie des fronts avancés du réarmement » Bataille spatiale, bataille spéciale« Sans maîtrise de l’espace, pas de souveraineté stratégique et militaire », déclarait le président Macron lors de son discours du 16 février 2022, à l’occasion de la réunion informelle des ministres européens chargés de l’Espace. L’heure est au bilan pour les députés Corinne Vignon, macroniste, et Arnaud Saint-Martin, insoumis, qui ont présenté, mercredi 14 mai, leur rapport intitulé « Les satellites : applications militaires et stratégies industrielles » devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées. Cette mission flash liste 57 propositions avec l’ambition de nourrir les réflexions qui doivent aboutir à la stratégie spatiale nationale, actuellement préparée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Dès 2019, la France adoptait sa stratégie spatiale de défense et se fixait comme objectif de préserver l’autonomie stratégique du pays dans l’espace, en se dotant d’un commandement spécifique. Les capacités militaires sont généralement divisées en trois secteurs : patrimoniales (ou « cœur souverain ») lorsqu’elles sont entièrement souveraines, partenariales (« noyau étendu ») lorsqu’elles reposent sur des coopérations, et commerciales (« noyau augmenté ») lorsqu’elles recourent à des services commerciaux. À ce titre, la France dispose pour ses armées de capacités d’observation, de détection et de télécommunication, sans compter un accès souverain à l’espace, ce qui lui permet de réaliser la majeure partie des activités relevant de la « militarisation » des activités spatiales.
On a longtemps tiré parti des données américaines quand ils voulaient nous les offrir.
A. Saint-Martin
Tout en reconnaissant l’impossibilité d’un « tout-patrimonial », les députés s’interrogent sur les choix opérés entre le patrimonial, le partenariat et le commercial, et s’inquiètent du risque de réduire le cœur souverain pour des raisons budgétaires. La dépendance aux États-Unis apparaissant comme un enjeu central. « On a longtemps tiré parti des données américaines quand ils voulaient nous les offrir », indique le député Saint-Martin.
Tel est le cas pour la géolocalisation, puisque l’armée française recourt au GPS des États-Unis, au risque que ces derniers puissent décider unilatéralement de baisser la performance de leur système. Après le passage du cyclone Chido, le gouvernement français s’est aussi tourné vers Starlink, le fournisseur d’accès à internet par satellites de SpaceX, société d’Elon Musk, pour fournir une connexion aux habitants de Mayotte.
Les rapporteurs s’inquiètent également du devenir du domaine spatial de l’Union européenne, dont les deux principaux programmes sont Galileo (système de positionnement) et Copernicus (observation de la Terre). La guerre en Ukraine a poussé la Commission européenne à engager le projet Iris², une constellation de 300 satellites destinée à assurer des communications sécurisées aux gouvernements européens à partir de 2030, afin d’éviter une dépendance atlantique.
Mais les rapporteurs signalent le désengagement progressif des Italiens et des Allemands. Le gouvernement Meloni a en effet entamé des discussions avec Starlink, tandis que l’Allemagne réfléchirait à l’envoi d’une constellation nationale plutôt qu’européenne. Une situation d’autant plus compliquée pour la France, celle-ci ayant renoncé au développement du satellite de télécommunication militaire Syracuse 4C dans la perspective du déploiement d’Iris². Or la constellation accuse déjà plusieurs années de retard puisqu’elle devait avoir atteint une pleine capacité opérationnelle en 2027, date reportée à 2030, sans compter la fiabilité relative des partenaires.
Des choix industriels flous
La souveraineté ne repose pas seulement sur le choix des programmes et des partenariats, mais également sur l’existence d’un écosystème industriel. La France peut s’appuyer sur trois acteurs majeurs, ArianeGroup, Airbus Defense and Space (ADS) et Thales Alenia Space (TAS), plus nombre de petites et moyennes entreprises. Le plan d’investissement France 2030 lancé en 2023, doté de 54 milliards d’euros, a financé le spatial à hauteur de 1,5 milliard, tandis que la loi de programmation militaire de 2023 prévoit des investissements de 6,4 milliards d’euros sur 2024-2030. En comptant l’Union européenne et les États, environ 30 milliards sont investis dans le spatial en Europe chaque année.
Un montant bien faible au regard de la Chine ou des États-Unis, puisque ces derniers dépensent deux fois plus en recherche et développement. Quant à l’échelle nationale, les rapporteurs estiment que France 2030 n’a enregistré que des résultats mitigés et pointent du doigt l’absence de choix clairs sur les programmes à soutenir. Les calendriers de financement apparaissent peu fiables aux yeux des industriels, tandis que la volonté de faire émerger de nouveaux marchés s’est faite au détriment du renforcement de secteurs nécessaires à la souveraineté.
Le fonctionnement de France 2030 a également défavorisé les petites et moyennes entreprises en reposant sur des appels d’offres compétitifs auxquels les principaux acteurs sont plus aptes à répondre. Les députés demandent en retour de sécuriser les financements et de se concentrer sur les programmes essentiels. Le projet de micro-lanceurs, ces véhicules de lancement orbital,témoigne ainsi d’une dispersion néfaste des fonds : plutôt que de soutenir un seul projet, comme le souhaiteraient les rapporteurs en choisissant MaiaSpace, France 2030 a accompagné quatre projets distincts et retardé le développement d’un micro-lanceur souverain.
Quant à la situation des grands industriels, elle reste préoccupante : pour s’adapter à l’évolution du marché du satellite, notamment le développement des constellations du type de Starlink, ADS et TAS ont annoncé des plans de transformation comprenant des licenciements. Les députés Vignon et Saint-Martin mettent en garde contre une perte de compétences et une dégradation de la recherche et développement, et exigent une intervention de l’État pour accompagner les salariés.
L’intensification du militaire : une fatalité ?
Le rapport se penche également sur le projet Bromo, qui vise à créer une entreprise commune européenne pour le spatial, porté par ADS, TAS et l’Italien Leonardo, et qui pourrait voir le jour en 2026. Mais le projet doit encore être approuvé par la Commission européenne, le risque étant que l’entreprise occupe une position dominante sur le marché. Si la députée macroniste encourage une telle création tout en s’inquiétant des risques éventuels pour l’emploi, le député insoumis reste plus prudent et demande une évaluation des conséquences sociales avant tout soutien.
Par ailleurs, Corinne Vignon formule une autre crainte, qui rappelle que les Européens demeurent avant tout des concurrents : la création de cette entreprise commune pourrait renforcer l’Allemand OHB, si la Commission imposait aux trois partenaires français et italien de lui vendre des actifs pour éviter une position dominante.
La majorité des États promeuvent les utilisations pacifiques de l’espace.
B. Hainaut
En parallèle des réponses militaires et industrielles, le député insoumis souhaite enfin relancer le multilatéralisme onusien. Il propose que la France défende une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies en réaffirmant les principes d’usages pacifiques de l’espace, ainsi que la création d’une agence internationale sur le modèle de l’Organisation de l’aviation civile internationale. La diplomatie peut-elle apaiser les tensions ?
C’est aussi ce qu’espère la capitaine Béatrice Hainaut, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire : « Les médias font beaucoup de unes sur ‘la guerre’ dans l’espace, mais cela occulte le fait que la majorité des États promeuvent les utilisations pacifiques de l’espace. » Brian Kalafatian, chercheur-docteur en sciences politiques à l’Institut d’études de stratégie et de défense, est pourtant sceptique : « Le traité sur l’espace de 1967 s’est nourri des enjeux nucléaires et du problème de la dissuasion. Aujourd’hui, pour que les États fassent un pas en arrière, il faudrait un événement choquant. Malheureusement, à moins d’un accident extrême, les acteurs spatiaux vont continuellement repousser un peu plus les limites. »
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