La République italienne à l’ombre du fascisme

Quatre-vingts ans après la chute du régime de Mussolini, l’Italie n’a pas réglé ses comptes avec son passé. La fragilité des lois adoptées alors a empêché une véritable épuration et le pays a connu une résurgence néofasciste aujourd’hui banalisée.

Giulia Chielli  • 12 mai 2025 abonné·es
La République italienne à l’ombre du fascisme
Rassemblement de militants d’extrême droite à Dongo, en Lombardie, le 28 avril 2024, sur une place où des membres du parti fasciste ont été exécutés en 1945.
© FEDERICO SCOPPA / AFP

Le 18 janvier 2024, un arrêt de la Cour de cassation italienne s’est prononcé sur les saluts fascistes effectués en 2016 par des militants à l’occasion d’une commémoration, précisant que ce geste est interdit seulement s’il est possible de prouver un danger concret de reconstitution du parti fasciste.

Cette décision, qui a suscité les critiques de ceux qui y voient une réduction excessive du champ d’application de la loi réprimant l’apologie du fascisme, n’est que la dernière d’une série d’interventions de la justice visant à résoudre l’ambiguïté du système juridique et de la pratique jurisprudentielle italiens sur la question du fascisme et de sa persistance, quatre-vingts ans après la chute du régime de Mussolini. Une ambiguïté qui va de pair avec une mémoire trouble car, si l’Italie peine à condamner les fascistes, c’est parce que le pays n’a pas eu son Nuremberg et n’a jamais véritablement réglé les comptes avec son passé.

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Dès les semaines qui ont suivi l’arrestation de Mussolini, en juillet 1943, et la fin de son régime, les forces de la Résistance et les Alliés ont tenté de mettre en place un système de sanctions censé conduire à un processus de défascisation de l’État. En mai 1944, un « Haut-Commissariat aux sanctions contre le fascisme » a été créé, mais avec des résultats très modestes, en raison des difficultés d’interprétation et des lourdeurs procédurales. À la fin de la guerre, cette épuration s’est avérée pour le moins insignifiante.

L’idée d’organiser en Italie un procès similaire à celui mené en Allemagne a été abandonnée.

Ainsi, en 1945, l’Italie s’est retrouvée avec un appareil d’État encore largement fasciste, où non seulement le personnel mais aussi les lois et les codes en vigueur portaient l’empreinte indélébile du régime. Cette situation a posé deux problèmes majeurs aux Alliés : le premier était d’ordre pratique, car une épuration approfondie aurait nécessité le licenciement d’un trop grand nombre de fonctionnaires, au risque de paralyser l’État et ses institutions ; le second était d’ordre tactique, car les Alliés craignaient que la défascisation ne renforce les forces communistes, déjà galvanisées par la victoire. L’idée d’organiser en Italie un procès similaire à celui mené en Allemagne a donc été abandonnée. L’épuration fut remplacée par la continuité.

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Cette ligne politique a atteint son apogée entre 1946 et 1966, lorsque, grâce à une série de mesures d’amnistie et de grâce – la première ayant été élaborée par le secrétaire du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti, cherchant à pacifier la société italienne –, de nombreux fascistes ont pu se soustraire à leurs responsabilités et aux sanctions qui en découlaient. Ainsi, non seulement de nombreux fonctionnaires de l’administration publique ont échappé à la défascisation, mais aussi la plupart des hauts dignitaires du régime, qui, après un bref exil, ont pu revenir en Italie en toute tranquillité et même reprendre une activité politique.

En effet, peu de temps après la fin du conflit, le fascisme a retrouvé une structure politique. En décembre 1946, des groupes d’anciens combattants de la République sociale italienne se sont réunis pour fonder le Mouvement social italien (MSI), qui est devenu au fil des décennies le plus grand parti néofasciste d’Europe et a compté parmi ses membres l’actuelle présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni.

La constitution antifasciste et la loi Scelba

L’existence du MSI et son intégration dans le jeu parlementaire italien constituent en soi une anomalie. En 1948, la Constitution italienne est entrée en vigueur, rédigée par une assemblée constituante où siégeaient de nombreux partisans ou membres de la Résistance. Ce texte fondamental contenait les valeurs et principes inspirés de l’antifascisme, et sa XIIe disposition transitoire et finale stipulait : « La reconstitution, sous quelque forme que ce soit, du parti fasciste dissous est interdite. » Pour donner effet à cette disposition, une loi a été adoptée en 1952, toujours en vigueur aujourd’hui : la loi Scelba, qui constitue l’un des piliers de la législation antifasciste en Italie.

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L’adoption de cette loi, fortement combattue par les parlementaires du MSI, menaçait l’existence du parti, qui risquait d’être dissous si une décision de justice établissait une équivalence entre le MSI et l’ancien parti fasciste. Toutefois, cette équivalence n’a jamais été prouvée, malgré l’ambiguïté d’un parti qui se présentait aux élections tout en maintenant des liens avec des groupes néofascistes extraparlementaires à vocation subversive.

En effet, dès 1956, se sont détachés du MSI des groupes d’extrémistes qui contestaient la ligne politique du parti, considérée comme trop modérée, et qui préféraient l’action violente au jeu parlementaire. Les deux groupes plus importants, Ordine Nuovo et Avanguardia Nazionale – tristement célèbres pour leur implication dans des attentats terroristes durant les années de plomb –, gardaient un lien avec le MSI assuré par la double appartenance de certains de leurs membres et étaient, de facto, le bras armé du parti.

À ce jour, aucune décision de justice ne permet la dissolution de Forza Nuova bien que ses dirigeants aient été condamnés.

L’absence de véritable défascisation et la présence au Parlement de représentants du « fascisme en démocratie » dès les premières élections législatives de 1948 ont profondément marqué l’Italie. L’échec de l’épuration a réduit l’efficacité des lois censées rompre définitivement avec le fascisme et empêcher sa résurgence. Deux arrêts de la Cour constitutionnelle, en 1957 et 1958, ont précisé la portée de la loi Scelba en établissant que l’apologie du fascisme et les manifestations fascistes ne pouvaient être interdites que lorsqu’elles représentaient un danger de reconstitution du parti fasciste, ouvrant ainsi une brèche dans l’Italie républicaine antifasciste et normalisant les commémorations et rituels fascistes.

À l’époque, certains membres de la Cour constitutionnelle étaient d’anciens juges ayant servi sous le régime fasciste, illustrant la continuité entre le fascisme et la République, conséquence directe d’une défascisation limitée de l’appareil d’État et du corps judiciaire.

Une mémoire édulcorée

La mémoire a été la grande victime de l’échec de l’épuration et de la continuité du personnel politique au sein des institutions. Dès les années qui ont suivi la guerre, comme l’a montré l’historien Andrea Martini, les anciens fascistes réintégrés dans la société italienne ont commencé à diffuser des écrits et des mémoires minimisant les crimes du fascisme et en offrant une image édulcorée.

Dans cette entreprise de réhabilitation, ils ont été soutenus par un large front de personnes n’adhérant pas formellement au fascisme sans toutefois s’y opposer, qui ont contribué à réhabiliter le régime et son Duce, présentant ce dernier non comme un dictateur impitoyable, mais comme un génie politique, un grand homme d’État, un personnage généreux, en contraste avec le chef du nazisme allemand, incarnation du mal absolu.

C’est la droite au pouvoir qui a achevé le processus de banalisation du fascisme.

Au fil des ans, c’est la droite au pouvoir qui a achevé le processus de banalisation du fascisme. Silvio Berlusconi, à plusieurs reprises, a tenu des propos indulgents à l’égard du dictateur italien. Il a déclaré notamment que la grande erreur de Mussolini avait été les lois raciales, le créditant, dans l’ensemble, d’avoir « bien fait ». Il a également affirmé publiquement que Mussolini n’était pas à proprement parler un dictateur, arguant qu’il n’avait « jamais tué personne », ou encore envoyait « en vacances » ses opposants en résidence surveillée dans des lieux isolés.

L’état de la lutte contre le fascisme aujourd’hui

Les décisions de justice restreignant l’application des lois sanctionnant le fascisme, ainsi que les controverses soulevées par certains, qui estiment qu’elles réprimeraient des « délits d’opinion », compliquent aujourd’hui toute condamnation effective pour apologie du fascisme. Une proposition de loi qui visait à punir le délit de propagande du fascisme et du national-socialisme avait été discutée en 2017, mais la dissolution anticipée du Parlement a empêché que le processus législatif arrive à sa fin.

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Quant à l’interdiction des organisations politiques néofascistes, la question a refait surface dans l’actualité en octobre 2021, lorsqu’un groupe de néofascistes du parti Forza Nuova a attaqué le siège national de la Confédération générale italienne du travail lors d’une manifestation contre le passe sanitaire. Pourtant, le gouvernement, dirigé à l’époque par Mario Draghi, a choisi de ne pas intervenir pour dissoudre le parti par décret.

De la même manière, à ce jour, aucune décision de justice ne permet sa dissolution, bien que ses dirigeants aient été condamnés pour les événements d’octobre 2021 (et malgré les saluts fascistes observés lors de la lecture du verdict). Le résultat est un cadre juridique inefficace pour sanctionner les actes liés au fascisme, dans une Italie où la mémoire de la dictature est sans cesse révisée, édulcorée et minimisée.

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