« Cherchez la jam », swing sororal

Portées par le collectif Cherchez la femme, en synergie parfaite avec le Point Éphémère, les soirées – gratuites – invitent à partager l’expérience de jam-sessions de jazz au cœur desquelles se trouvent les femmes et les minorités de genre.

Jérôme Provençal  • 7 mai 2025 abonné·es
« Cherchez la jam », swing sororal
Organisée le 11 avril, la première édition de « Cherchez la jam » a fait salle comble.
© Théo Sanmarti

Cherchez la jam / Point Éphémère.

À la fois humaine et musicale, cette aventure s’est amorcée en 2021 par le biais d’un podcast, Cherchez la femme, imaginé et entièrement réalisé par Flore ­Benguigui. Alors encore membre du groupe pop ­L’Impératrice (en tant que chanteuse, autrice et compositrice), se produisant en parallèle régulièrement comme chanteuse jazz à la tête d’un quartette, la jeune femme évolue depuis le début des années 2010 dans le milieu de la musique, le connaît donc de l’intérieur et perçoit clairement la manière dont il (dys)fonctionne.

Les femmes musiciennes sont invisibilisées par le milieu de la culture en général, hier comme aujourd’hui.

F. Benguigui

«Je me suis rendu compte que je rencontrais très peu de femmes musiciennes, nous raconte Flore Benguigui. Il y en a, pourtant, mais elles sont invisibilisées par le milieu de la culture en général, hier comme aujourd’hui. Cultivant de longue date une passion pour le média radio et ayant une attirance pour les histoires méconnues, j’ai eu envie de raconter les histoires de femmes musiciennes peu ou pas connues et d’interviewer des femmes de la scène actuelle.»

Cherchez la femme s’est ainsi attaché à évoquer et analyser la situation des femmes à l’intérieur du circuit musical. Axé sur un thème particulier (un instrument de musique, un corps de métier, un style musical…), chaque épisode est scindé en deux parties complémentaires. La première met en exergue des figures féminines méconnues de l’histoire de la musique à travers un récit entrecoupé d’extraits musicaux et de documents sonores, le texte étant – très bien – écrit et lu par Flore Benguigui, avec de savoureuses touches d’ironie.

La seconde partie consiste en une conversation avec une invitée qui parle de son expérience propre et apporte des commentaires éclairés sur les problématiques abordées dans le podcast. Entre 2021 et 2024, une vingtaine d’épisodes ont été produits, explorant des thèmes tels que « Des femmes et des synthétiseurs », « Des femmes compositrices » ou encore « Des femmes et des voix ».

« Être en lien »

Cherchez la femme a reçu un accueil très positif, sans pour autant donner pleine satisfaction à sa conceptrice. «Le podcast a contribué à combler le manque de mise en lumière des femmes dans la musique mais n’a pas tellement aidé à créer du lien, souligne Flore Benguigui. Or, comme l’histoire du féminisme l’a souvent montré, c’est précisément le fait d’être en lien, de s’unir, qui apporte de la force et permet de changer les choses – au-delà d’une évolution des mentalités par la connaissance. Dès lors, j’ai cherché un moyen de créer du lien entre les femmes dans le milieu de la musique, à Paris, là où je vis. »

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En 2023, Flore Benguigui fonde ainsi le collectif Cherchez la femme, avec le renfort de trois alliées – Morgane Lagneau-Guetta, Alexandra Nadeau et Sophie Newman. L’initiative centrale du projet consiste à organiser des soirées régulières à la Petite Halle, dans le parc de la Villette, à Paris, en écho au podcast. Aussi animées que variées, ces soirées – au prix d’entrée modique de 10 euros – mêlent concerts d’artistes émergentes, tables rondes, karaokés géants, blind tests ou encore tombolas solidaires pour des associations.

Entre 2023 et 2024, une dizaine de soirées ont eu lieu, suivies par un large public. « Il y avait beaucoup de monde, on sentait une vraie demande pour ce type d’initiative », constate Flore Benguigui. Très sollicité, le collectif trouve en parallèle d’autres façons d’intervenir et de véhiculer ses idées, notamment, en 2023, en organisant une nocturne au Petit Palais autour de l’exposition « Sarah Bernhardt » ou en bénéficiant d’une carte blanche pendant toute une soirée sur Radio Nova.

Bastion masculin

En septembre 2024, quelques mois après la sortie du nouvel album de L’Impératrice, Pulsar, et juste avant le début de la longue tournée qui l’accompagne, Flore Benguigui annonce – via son compte Instagram – qu’elle quitte le groupe, précisant que sa santé physique et mentale a «été très sérieusement mise à mal ces dernières années ». Frappante, la nouvelle devient accablante après la mise en ligne, en novembre 2024, d’une interview vidéo de la jeune femme pour Mediapart.

Elle y évoque les vexations, les pressions, les intimidations subies durant neuf ans au sein de L’Impératrice – dont les autres membres sont tous des hommes. Éprouvante au point de lui faire perdre quasiment sa voix pendant plus d’un an, la forme d’emprise dont elle a été victime lui paraît révélatrice de la violence sexiste systémique perpétrée dans l’industrie de la musique.

J’ai participé à plein de jam-sessions, comme chanteuse, et j’ai été souvent terrorisée.

F. Benguigui

Avec une détermination chaque jour plus affirmée, Flore Benguigui – tout en continuant de mener, autrement, sa carrière musicale – poursuit son combat pour la cause des femmes dans la musique au sein du collectif Cherchez la femme, qu’elle pilote désormais en binôme avec Sophie Newman. Joliment intitulée « Cherchez la jam », leur nouvelle initiative donne forme à des soirées durant lesquelles se déroulent des jam-sessions de jazz en mixité choisie, dédiées en priorité aux femmes et aux minorités de genre.

« J’ai participé à plein de jam-sessions, comme chanteuse, et j’ai été souvent terrorisée, confie Flore Benguigui. J’y vois un des derniers bastions de la mainmise masculine sur l’industrie de la musique, déjà particulièrement marquée dans la scène jazz, où les femmes sont très minoritaires et encore souvent mal représentées. La plupart des jams, à Paris, ont lieu dans des clubs renommés, intimidants, fréquentés surtout par des hommes. En tant que femme, on ne sent pas à l’aise ni à sa place. Au bout d’un moment, j’ai arrêté les jam-sessions, c’était trop stressant.»

Contre-pied

Le projet « Cherchez la jam » se développe en partenariat étroit avec le Point Éphémère, fameux fief parisien de la culture alternative, très engagé sur les questions de genre. «J’avais envie de créer un événement jazz au Point Éphémère parce qu’il y a peu d’offre pour ce style de musique dans la partie nord de Paris, explique Edgar Maury, programmateur culturel du lieu, en charge des formats de début de soirée. J’aime beaucoup le jazz et, dernièrement, j’ai été souvent déçu en allant assister à des jam-sessions. Les plateaux sont quasi exclusivement masculins, avec un esprit plus démonstratif et m’as-tu-vu que bienveillant et partageur. J’ai voulu prendre le contre-pied complet de ce type de jams. J’ai contacté Flore Benguigui pour lui parler de cette idée et elle m’a proposé de la réaliser avec son collectif Cherchez la femme.»

Je trouve très émouvant de voir une scène où il y a uniquement des femmes et des minorités de genre car cela n’arrive presque jamais.

S. Kay

Proposées chaque mois (sauf en juillet-août), gratuitement, et orchestrées par Flore Benguigui, les soirées prennent place dans la salle d’exposition du Point Éphémère, et non pas la salle de concert, afin de créer un cadre plus intimiste, avec une scène moins haute invitant à y monter plus facilement et spontanément.

Chaque soirée démarre vers 20 heures avec un live du groupe maison, un trio piano/basse/batterie auquel s’ajoute une invitée – instrumentiste ou chanteuse. Si le groupe est à géométrie variable, l’idée est d’avoir des participantes récurrentes, parmi lesquelles apparaît déjà la pianiste franco-anglaise Sarah Kay, présente aux deux premières soirées. «Je trouve très émouvant de voir une scène où il y a uniquement des femmes et des minorités de genre car cela n’arrive presque jamais, déclare Sarah Kay. La dynamique est réellement différente : il y a une vraie attention à l’autre, une recherche de dialogue, un désir de créer en commun. J’ai senti le public aussi très investi, avec une grande qualité d’écoute. »

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Après cet échauffement, le groupe maison lance la jam-session en proposant un premier morceau sur lequel peuvent se greffer les musiciennes volontaires. Chaque personne dans la salle peut venir jouer sur scène si elle le souhaite, en s’inscrivant sur un tableau ou en levant la main. La composition du groupe, ainsi plus ou moins élargi, change d’un morceau à l’autre et la jam se prolonge tant qu’il y a assez d’énergie(s) pour la faire vivre.

Organisée le 11 avril, la première édition de « Cherchez la jam » a fait salle comble – soit environ 230 personnes – et a duré jusqu’à minuit. La deuxième se déroulera le 9 mai et la suivante, avant la pause estivale, est programmée le 27 juin.

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Musique
Temps de lecture : 8 minutes