Austérité : le spectacle vivant entre peurs et résistances
Dans un contexte de coupes budgétaires sévères de la part de l’État et des collectivités territoriales, nombre de comédiens, musiciens, circassiens, etc. doivent réduire leurs activités. Ils alertent sur l’urgence de défendre la notion de service public de la culture, menacée de disparition.
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© Sylvie Montard
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Palais de la découverte : la culture scientifique dans la ligne de mire du gouvernement « Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise »Des trous. Des manques. Tels sont, pour les lieux dédiés à l’art, les effets conjugués de plusieurs facteurs : l’inflation, les coupes budgétaires imposées par le gouvernement à la culture (ainsi qu’à l’ensemble des services publics) en 2024 et en 2025, et les baisses de subvention décidées par un nombre important de collectivités territoriales.
Pour les donner à voir très concrètement au public de Pannonica, scène de jazz et de musiques improvisées à Nantes (44), qu’il dirige, Frédéric Roy a opté pour une mesure des plus éloquentes. « Dans le programme de notre prochaine saison, mon équipe et moi avons décidé de laisser des cases vides, qui correspondent aux concerts auxquels nous avons dû renoncer », explique-t-il entre révolte et lassitude.
On pourrait se mettre d’accord dans la profession pour présenter des spectacles avec des trous !
S. Delattre
Simon Delattre, metteur en scène, comédien, marionnettiste et directeur de La Nef à Pantin (93) – lieu de création dédié aux arts de la marionnette et aux écritures contemporaines –, évoque quant à lui la possibilité d’intégrer les vides liés à la grande fragilisation économique du spectacle vivant dans les créations mêmes. « Peut-être faudrait-il changer de théâtralité. On pourrait par exemple se mettre d’accord dans la profession pour présenter des spectacles avec des trous ! », suggère-t-il, mi-badin mi-sérieux.
L’humour, dans le cas de Simon Delattre comme de ses consœurs et confrères qui parviennent encore à en avoir, tient clairement de la politesse du désespoir. Dans la bouche de celles et ceux que nous avons interrogés à l’approche des festivals d’été, cherchant à appréhender l’état d’esprit du secteur et ses projections pour la saison prochaine, le champ lexical du massacre, du chaos, est récurrent. Celui de la sidération également.
Paysage meurtri
Afin de sortir de cet état, toutefois, beaucoup expriment un désir de contestation. Par des gestes symboliques semblables à ceux qu’évoquent Frédéric Roy et Simon Delattre, mais aussi par des mobilisations collectives d’une facture plus classique, il s’agit de défendre la notion de service public, violemment mise à mal par les coups portés à la culture.
En février dernier, en réponse à l’annonce par le ministère de la Culture d’une nouvelle coupe de 50 millions d’euros – en décembre, le secteur avait déjà été privé de 100 millions –, plusieurs collectifs et syndicats se regroupent dans « Cultures en lutte ». Assemblées générales, manifestations, occupations de lieux sont alors organisées un peu partout sur le territoire. La visibilité du mouvement culmine le 20 mars avec une mobilisation nationale, qui laisse place à des actions plus locales. Des initiatives émergent afin d’évaluer précisément les répercussions des coupes sur les lieux culturels et sur les artistes.
L’Observatoire des politiques culturelles (OPC) lance ainsi en avril la « Cartocrise 2025 », outil collaboratif recensant les structures affectées. Les multiples pastilles indiquant le nombre de lieux touchés par des coupes dessinent un paysage globalement meurtri. On observe cependant d’importantes différences d’une région à l’autre, liées aux décisions des collectivités territoriales, elles aussi touchées par des baisses de dotation de l’État. Si neuf régions sur douze ont diminué leurs crédits alloués à la culture, certaines l’ont fait plus violemment que d’autres.
Une première estimation fait état de la suppression de 2 500 emplois d’artistes et de techniciens dans notre région.
F. Roy
Le nombre de 123 organisations touchées qui s’affiche au moment de l’écriture de cet article traduit ainsi les choix drastiques de la région Pays de la Loire, dont l’annonce par sa présidente, Christelle Morançais (Horizons), a provoqué de vives réactions. Notamment celle de Frédéric Roy, d’autant plus atteint par la suppression de 62 % des budgets alloués à la culture qu’il y voit « une décision idéologique ».
« Bientôt, la Région aura le monopole de la culture, ce qui est très inquiétant pour la diversité des sujets et des esthétiques. Et, d’ores et déjà, les dégâts en matière d’emplois sont considérables. Une première estimation fait état de la suppression de 2 500 emplois d’artistes et de techniciens dans notre région », déplore-t-il.
Des méthodologies bouleversées
Comme certaines autres municipalités, la ville de Nantes a renforcé son soutien aux lieux affectés par le retrait de la Région. Ses capacités de pompier sont cependant limitées, et Yann Bieuzent, coprésident de la Fédération des lieux de musique actuelle (Fedelima) et directeur de la Scène de musiques actuelles (Smac) 6PAR4, à Laval (aussi en région Pays de la Loire), alerte sur la vulnérabilité particulière de son label et du type de musique qu’il défend.
« Les Smac ont été créées pour défendre la musique émergente, qui est largement mise à mal depuis un certain temps par l’industrialisation du milieu. Le rachat de grandes salles par Bolloré, Vivendi, ou encore par la grande entreprise américaine de divertissement Live Nation, fait de l’ombre aux lieux tels que les nôtres, qui sont aussi vecteurs de liens sociaux à travers les nombreuses actions qu’ils mènent dans les écoles, les Ehpad, en prison et dans bien d’autres lieux éloignés de la culture. » Les coupes budgétaires viennent donc accentuer des difficultés structurelles, que la musique actuelle n’est pas seule à éprouver.
Le cas du cirque ou encore de la marionnette, dont l’acquisition d’un label national remonte seulement à 2021, est similaire. Simon Delattre craint ainsi de « voir réduit à néant l’élan qu’a connu la discipline ces dernières années ». Bien que La Nef ait été jusqu’à maintenant préservée de l’hécatombe – « notamment du fait de sa taille très modeste, et parce qu’elle est la seule à être consacrée à la marionnette en Seine-Saint-Denis » –, il y observe la grave dégradation de l’état des compagnies.
« Lieu de fabrique et d’accompagnement de la création marionnettique accueillant en résidence environ quinze compagnies par an, La Nef est souvent une première marche vers l’institution pour les jeunes artistes, dont je constate les grandes difficultés. Tous peinent à monter leurs productions. Aussi ai-je dû ajouter cette année un critère de sélection supplémentaire : la viabilité économique du projet. Je considère qu’il est de ma responsabilité de ne pas encourager des équipes n’ayant pas ou trop peu de perspectives de diffusion, et d’aider celles qui le souhaitent à construire un dossier plus solide. La crise actuelle bouleverse toutes nos méthodologies, aussi bien au sein des lieux que des compagnies. »
Les grandes perdantes seront les personnes déjà minorées en raison de leur origine, de leur couleur de peau ou encore de leur identité de genre.
V. Felenbok
Simon Delattre peine lui-même à tenir la barre de sa compagnie Rodéo Théâtre, qui est pourtant conventionnée et reçoit donc une aide triennale de l’État et de la Direction régionale des affaires culturelles.
« Après sa création au Festival mondial de marionnettes de Charleville-Mézières en septembre 2023, ma pièce Tout le monde est là, qui était ma première très grande forme avec sept interprètes au plateau (et douze personnes en tournée), douze lieux avaient manifesté leur intérêt pour leur saison suivante. En janvier 2024, les désengagements se multiplient et seuls quatre théâtres tiennent leur promesse. Se projeter dans l’avenir est alors compliqué, et c’est l’une des raisons qui nous a poussés à opter pour une forme plus réduite en jeune public pour notre prochaine pièce. »
Les critères de conventionnement des compagnies – par exemple, 25 représentations sur deux ans et 70 sur trois ans pour la danse, 80 représentations pour le cirque, les arts de la rue et les DOM – suscitent de plus en plus ce type de choix. D’où un récent appel collectif auprès du ministère de la Culture et de la Direction générale de la création artistique (DGCA) à une révision « immédiate et significative » de leurs exigences. Lesquelles sont « désormais hors-sol par rapport aux réalités du terrain et à la crise que connaît actuellement le secteur », lit-on sur le communiqué.
Selon une étude menée en 2024 par L’Association des professionnel·les de l’administration du spectacle (Lapas), qui figure parmi les signataires de cet appel, les équipes artistiques ont déjà accusé cette saison une perte d’un tiers de dates de diffusion. La situation ne cessant de se dégrader, Lapas a lancé en mai une nouvelle enquête, dont les résultats seront présentés le 13 juillet au Village du Off du Festival d’Avignon. Véronique Felenbok, coprésidente de l’association, est des plus alarmistes.
« Nous sommes en permanence contactés par des artistes qui ne parviennent plus à faire assez d’heures pour renouveler leur intermittence. Celles et ceux qui travaillent avec des metteurs en scène majeurs ne sont pas épargnés et, chose nouvelle, nous recueillons aussi de plus en plus de demandes de la part de techniciens du spectacle, dont l’emploi était jusque-là moins touché. »
Inventer de nouvelles formes de dialogue
Véronique Felenbok nous fait part aussi de sa crainte, partagée par la plupart des personnes interviewées, de ne voir subsister que les compagnies les plus solides. « On commence à le voir aujourd’hui, les grandes perdantes seront les personnes déjà minorées en raison de leur origine, de leur couleur de peau ou encore de leur identité de genre. Cela, alors que notre secteur crève de son manque de représentativité de la société française ! », ajoute-t-elle avant d’appeler de ses vœux une « moralisation générale des pratiques, afin que le peu d’argent public restant ne profite pas toujours aux mêmes ».
La situation étant épuisante pour nous et pour tous les artistes, nous avons besoin de rapports très directs avec les équipes des théâtres et le public.
Filles de Simone
L’une des solutions possibles réside dans le développement par chaque lieu d’un travail centré sur son territoire. C’est là l’un des axes du projet de Sébastien Bournac, qui vient d’être nommé à la direction des Îlets – Centre dramatique national (CDN) de Montluçon (03). À l’heure d’une vague de départs de directeurs de CDN et de théâtres nationaux, que ceux-ci justifient par le contexte budgétaire, le jeune directeur veut « redonner du sens à ces maisons, en revenant à leur ADN d’origine, qui consistait à œuvrer en grande proximité avec les habitants ».
« Je projette pour cela d’ancrer le théâtre dans le paysage et de soutenir des formes participatives. La mutualisation avec d’autres lieux et structures, qui est une nécessité pour nous aujourd’hui pour des raisons économiques autant qu’écologiques, est également l’une de mes priorités », dit-il.
De nouveaux modèles de collaboration entre lieux ainsi qu’entre théâtres et artistes sont certainement à inventer. Les membres de la compagnie conventionnée Les Filles de Simone, dont le spectacle Les Subversives sera présenté au Festival d’Avignon (1), en sont aussi convaincues. Face aux difficultés qu’elles rencontrent pour monter leur prochaine création pour grand plateau – malgré un excellent accueil de leurs pièces précédentes –, elles ont inventé leur propre façon de dialoguer avec les théâtres du Val-de-Marne (94), où elles sont installées.
Du 7 au 24 juillet au 11, Avignon.
« Nous avons proposé à cinq lieux que nous connaissons très bien, de même que leurs territoires, de faire constellation autour de nous sur trois ans. L’idée est de réfléchir ensemble à la notion de collectif à travers des spectacles, des rencontres et notre prochain spectacle en cours de création – en espérant que ce ne soit pas la dernière. La situation étant épuisante pour nous et pour tous les artistes, nous avons besoin de rapports très directs avec les équipes des théâtres et le public. C’est là notre seule possibilité de reprendre des forces. »
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