Guyane : l’interminable attente des réfugiés haïtiens
À Cayenne, des ressortissants d’Haïti fuient l’effondrement de leur pays. Face à des délais de traitement de leur dossier démesurés, leurs demandes d’asile et leurs vies sont suspendues à une administration débordée.
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© Tristan Dereuddre
À Cayenne, le mont Baduel se dresse parmi les collines qui composent le paysage de l’agglomération. La dense végétation qui recouvre ses flancs est interrompue ici et là par de nombreuses plaques de tôle. Nichées entre les arbres, elles signalent la présence d’un vaste bidonville installé sur la colline, où vivent plusieurs centaines de personnes.
« Médecins du monde, bonjour ! » La voix d’une médiatrice s’élève devant une planche faisant office de porte. L’association humanitaire mène ici régulièrement des maraudes avec des cliniques mobiles, pour évaluer la situation sanitaire et sociale des habitants. Une action de porte-à-porte, menée à travers les allées du bidonville. « On essaie de toucher l’ensemble du quartier, maison par maison », explique Noémie Bléher, superviseuse santé de Médecins du monde en Guyane. Les échanges se font en créole haïtien, langue maternelle de la majorité des habitants du site.
Sur les hauteurs du bidonville, un chemin de terre traverse des ruines. Une machine à laver hors d’usage, un landau calciné et un amas de tôles rouillées sont les stigmates d’un incendie survenu il y a onze mois. Fin juillet 2024, les flammes ont ravagé près de 80 % du site, sans faire de victimes. Environ 1 500 personnes ont été sinistrées. Plus d’un millier ont été temporairement relogées dans des gymnases de Cayenne, pris en charge par les services de l’État, les pompiers et les collectivités locales. Depuis, un grand nombre d’entre elles sont revenues, faute d’alternative.
Installé sur un terrain privé, sans statut légal ni accès aux services de base, le squat de Baduel est devenu l’un des symboles de la crise migratoire qui secoue la Guyane. Une crise marquée par l’arrivée croissante de ressortissants haïtiens, fuyant l’insécurité et la violence qui ravagent leur pays.
20 000 personnes en attente de leur droit d’asile
La Guyane est le département français qui reçoit le plus de demandes d’asile après Paris. En 2024, elle a explosé : 8 703 demandes ont été introduites, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). À la fin de l’année, 20 000 personnes étaient en attente de leur droit d’asile, d’après les chiffres de la Structure de premier accueil des demandeurs d’asile (Spada). Entre 70 et 80 % d’entre elles sont issues de la communauté haïtienne.
[Ces gangs] extrêmement violents n’hésitent pas à exécuter les populations locales lors d’attaques de villages considérés comme “rivaux”.
Rapport de l’ONU
Cette augmentation des demandes est liée à la situation actuelle en Haïti. À Port-au-Prince, dans l’Artibonite ou le département de l’ouest, des groupes armés contrôlent des pans entiers du territoire. Un rapport de l’ONU de novembre 2023 documente la violence de ces groupes criminels : « [Ces gangs] extrêmement violents n’hésitent pas à exécuter les populations locales lors d’attaques de villages considérés comme “rivaux” et à brûler des personnes enlevées pour forcer leurs familles à payer les rançons. À cela s’ajoute l’utilisation des violences sexuelles comme une arme contre les femmes, voire les jeunes enfants », écrivent les rapporteurs.
Une violence « généralisée et aveugle »
En France, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a reconnu officiellement la gravité de la situation. En juillet 2023, elle a parlé de « violence généralisée et aveugle » à Port-au-Prince et dans sa région. Puis, en décembre 2023, elle a franchi un cap en reconnaissant l’existence d’un « conflit armé interne d’intensité exceptionnelle ». Cette décision a été renforcée par plusieurs juridictions locales (tribunal judiciaire et administratif), par la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que par le Conseil d’État. Depuis, la protection subsidiaire est accordée de manière quasi automatique aux ressortissants haïtiens originaires de ces zones pour une durée de quatre ans renouvelable. Ce statut protège les personnes qui risqueraient des atteintes graves en cas de retour dans leur pays.
« Depuis le début de l’année 2025, on a peu d’enfermements de personnes haïtiennes, les éloignements n’ont pas repris », nous explique Pauline Râï, responsable régionale de l’action en rétention de la Cimade. Mais elle redoute que cette situation ne change prochainement : « On craint une volonté de la préfecture de renvoyer les personnes haïtiennes vers Cap-Haïtien, qui ne fait pas partie des trois zones à risque [Port-au-Prince, l’Artibonite et l’ouest]. » Selon elle, deux personnes haïtiennes sont directement concernées, l’une enfermée en centre de rétention administrative, l’autre en détention sous bracelet.
« Sur 2024, la hausse des demandes provient des réfugiés haïtiens. Les récentes décisions de la CNDA et de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), au vu de la situation à Haïti, ont permis aux ressortissants d’accéder plus facilement au droit d’asile », nous livre Mathieu Tetrel, président de la Cimade Amériques.
Conditions de vie dégradées
L’explosion des demandes conduit à un engorgement administratif sans précédent. En temps normal, les réfugiés qui préenregistrent leur demande d’asile sont censés recevoir un rendez-vous sous trois jours au guichet unique pour demandeurs d’asile (Guda). Cette deuxième étape leur permet de débloquer certaines aides financières comme l’allocation pour demandeur d’asile (Ada), ou un accès au logement. Mais, dans les faits, les délais s’étendent sur une période bien plus longue : les convocations courent jusqu’à fin 2026. Une situation illégale, que déplore la Cimade : « Il y a certes un manque de moyens humains. Mais la préfecture a manqué d’anticipation sur la situation en Haïti », dénonce Mathieu Tetrel.
Face à l’attente, les conditions de vie se dégradent. Sans ressources ni logement, de nombreux réfugiés haïtiens se tournent vers des abris de fortune. Certains sont même loués par des marchands de sommeil. L’accès à l’eau courante y est rare, tandis que les normes en matière de sécurité ne sont pas respectées. En avril dernier, une maison du quartier Mango a été ravagée par un incendie. Une vingtaine de personnes, dont plusieurs enfants, ont été sinistrées.
Je voulais une vie meilleure que la violence et la pauvreté ne me permettaient pas d’avoir.
D’autres réfugiés parviennent à être hébergés chez des connaissances. C’est le cas de Daphné (1), jeune femme haïtienne originaire de Léogâne, commune située à quelques kilomètres de Port-au-Prince. « Je suis née en Guyane. Mais deux mois après ma naissance, ma mère a été expulsée vers Haïti », confie-t-elle. Peu après, sa mère décède. Orpheline, elle grandit élevée par sa grand-mère dans la pauvreté et la violence. Faute de pouvoir prouver sa naissance en France, le droit du sol ne s’applique pas. En 2020, elle saisit l’opportunité de revenir en Guyane pour fuir ses conditions de vie : « Le contexte en Haïti était trop compliqué. Je voulais une vie meilleure que la violence et la pauvreté ne me permettaient pas d’avoir. J’ai donc pris la route de la Guyane en passant par le Suriname », glisse-t-elle.
Le prénom a été changé.
Des carences systémiques de la préfecture
Comme de nombreux réfugiés haïtiens, elle ignore la procédure administrative à effectuer pour demander l’asile. Après plusieurs tentatives, elle effectue sa première demande officielle en décembre 2024. Son rendez-vous au Guda est fixé en août 2026. Une attente insupportable : « C’est très difficile. C’est trop long, je ne peux pas travailler, je n’ai pas accès à une formation… Tout est bloqué pour moi », déplore-t-elle.
Daphné aimerait devenir médiatrice dans le secteur associatif. Elle est aujourd’hui déjà bénévole pour une association d’aide humanitaire (2). « J’aime bien être active, ça m’empêche d’être seule avec des pensées négatives », confie-t-elle. Sans revenus, sa situation est aussi précaire qu’instable. Elle a déjà changé de logement à de nombreuses reprises, et ne sait pas combien de temps elle pourra être hébergée dans sa maison actuelle.
Non nommée, pour préserver l’anonymat de Daphné.
Pour lutter contre cette situation, plusieurs associations (La Cimade, le Comede et Médecins du monde) ont engagé une bataille juridique pour faire reconnaître les carences systémiques de la préfecture. Dans plusieurs cas individuels, concernant des personnes issues du camp de La Verdure, le tribunal administratif a retenu une atteinte aux libertés fondamentales. Leurs rendez-vous ont été avancés à moins d’un mois.
Une hausse des effectifs à la préfecture
Contactée, la préfecture de Guyane assure que les rendez-vous des autres demandeurs d’asile seront prochainement avancés : « La globalité des rendez-vous des demandeurs d’asile est en cours de reprogrammation au vu de l’augmentation des effectifs du service, nous permettant d’augmenter nos capacités d’accueil au guichet unique des demandeurs d’asile. » Les demandeurs recevront cette nouvelle convocation par le biais de l’OFII. « Ils n’ont aucune démarche à effectuer et doivent attendre leur nouvelle convocation », ajoute la préfecture.
Attendre une convocation, comme d’autres attendent une réparation historique. Haïti est le seul pays au monde à avoir dû payer pour son indépendance. Après avoir chassé les colons français en 1804, l’État haïtien a été contraint, vingt ans plus tard, de verser une indemnité à la France pour « compenser » la perte des anciens esclavagistes. Pour payer, Haïti a dû s’endetter auprès de banques françaises. Cette double dette a considérablement freiné le développement du pays pendant plus d’un siècle. Aujourd’hui encore, le poids de cet héritage colonial se fait sentir jusque sur les hauteurs de Cayenne.
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