Gaza : trois livres à lire d’urgence

La tragédie qui se déroule sous nos yeux est décrite et analysée dans plusieurs ouvrages qui sont autant d’appels à une conscience humaine bien mal en point. Nous en avons déjà signalé plusieurs qui portaient sur les premiers mois du massacre. Nous en ouvrons ici de plus récents et de factures très différentes.

Denis Sieffert  • 11 juin 2025 libéré
Gaza : trois livres à lire d’urgence
Le 2 juin, des enfants de Gaza attendent une distribution d’aide alimentaire.
© Eyad BABA / AFP

Le livre de Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, a valeur de document. Filiu est en effet parvenu à entrer dans l’enclave palestinienne avec une mission de Médecins sans frontières (MSF). Il y est resté un mois, du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025. Il en a rapporté un témoignage d’autant plus précieux que les journalistes étrangers ou indépendants sont interdits d’entrée par les autorités israéliennes.

Un historien à Gaza, Jean-Pierre Filiu, Les Arènes, 203 pages, 19 euros.

Filiu avait plusieurs atouts : il parle arabe, il connaît Gaza, où il est allé plusieurs fois, et il est l’auteur de la seule monographie parue à ce jour sur ce territoire frappé de malédiction. S’il fait œuvre de journaliste, c’est tout de même l’historien qui opère des va-et-vient entre présent et passé. Le mot qui ouvre son livre est synonyme de néant : « Rien ». « Rien, dit-il, ne me préparait à ce que j’ai vu à Gaza. »

Le ton est donné : « Le territoire que j’ai connu et arpenté n’existe plus. Ce qu’il en reste défie les mots. » Son récit est d’une grande densité, depuis son entrée par une clôture déchirée par le Hamas le 7 octobre 2023 jusqu’à la parole recueillie de ceux qui racontent « les fuites affolées, la peur au ventre, en serrant contre soi les enfants ».

Le journaliste de circonstance voit des gamins traîner « des jerricans de la moitié de leur taille ». C’est la terrible bataille de l’eau. Et l’historien rappelle que « Gaza a été durant des millénaires une oasis réputée pour la richesse de sa végétation et la douceur de son climat ». Le grand témoin décrit la mort qui est partout : « Ces familles fauchées ensemble par un seul bombardement, entassées dans une fosse commune et ensevelies par un engin de chantier ». Et ces destructions d’écoles qui condamnent les enfants à l’errance.

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Filiu n’oublie pas qu’il fut à Gaza un privilégié qui n’a manqué ni de nourriture ni d’eau potable, et qui jouissait du privilège incomparable de celui qui sait qu’il ne fait que passer dans cet enfer. On pense donc aux journalistes palestiniens qui n’ont pas d’autre destin que celui de tous les Gazaouis, et qui sont à tout instant dans le viseur des soldats israéliens. On retient enfin ce mot terrible que l’auteur a beaucoup entendu, et qui témoigne du sentiment d’abandon de la population : « Le seul ami du Palestinien, c’est son âne. »

Dans les médias

Permis de tuer, Pascal Boniface, Max Milo, 280 pages, 21,90 euros.

Le livre de Pascal Boniface, Permis de tuer, nous ramène dans nos salles de rédaction et sur nos plateaux de télévision. Le directeur de l’Iris s’attaque à la couverture médiatique de la tragédie de Gaza. Il note les interdits d’antenne d’experts qui ne pensent pas bien. Rony Brauman, par exemple, évincé sur ordre direct de Patrick Drahi quand celui-ci était encore patron de BFM. Le traitement grossièrement favorable à l’État hébreu résulte, nous dit Boniface, d’un « point de vue occidental sur l’actualité qui place Israël au cœur d’une bataille de civilisation ». Mélange de culpabilité après la Shoah, de confusion entre islam, islamisme et terrorisme, et d’un racisme anti-arabe tellement « prégnant » dans notre société.

Boniface retourne aux origines de ce point de vue occidentaliste qui renvoie à la question coloniale. Par ignorance, mauvaise foi ou malhonnêteté, certains médias construisent un récit qui transforme Israël en modèle de démocratie qui mène une guerre propre. Il cite Laurence Ferrari, présentatrice vedette de CNews et d’Europe 1 : « Je rappelle ­qu’Israël prévient chaque bombardement. » Autant dire que son unique source est le porte-parole de l’armée, l’omniprésent Olivier Rafowicz. Sur BFM, le journaliste Benjamin Duhamel reçoit, en direct, les félicitations du même Rafowicz : « Votre chaîne fait un travail excellent. »

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L’auteur n’épargne pas la classe politique française quasi unanime. Il est vrai que le soutien à Israël correspond au « virage de la droite » entamé sous Sarkozy et à la « percée de l’extrême droite ». Il analyse les contrefeux dressés pour interdire tout mouvement de solidarité avec les Palestiniens : l’instrumentalisation de l’antisémitisme, par ailleurs évidemment bien réel, et la confusion avec l’antisionisme. Il traite d’une question explicative de beaucoup d’indifférence : la propagande qui plonge nos pays, en toute inconscience, dans « une faillite morale » qui n’est pas seulement celle d’Israël.

Anéantissement

Gaza, une guerre coloniale, sous la direction de Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah, Actes Sud, 317 pages, 23 euros.

Le troisième livre est une œuvre collective menée sous la direction de Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah. Son titre est sobrement essentiel : Gaza, une guerre coloniale. Quand tant d’efforts ont été déployés pour égarer l’opinion sur la nature de ce conflit du côté du « choc des civilisations », cette évidence devait être rappelée. Une quinzaine d’auteurs argumentent sur ce thème, inscrivant le 7-Octobre dans l’histoire du conflit, puis traitant l’entreprise israélienne d’anéantissement de la société gazaouie dans tous ses aspects, humains, économiques et culturels.

L’ensemble brosse un tableau de ce qu’il faut bien appeler un génocide. Deux articles traitent de sujets peu abordés par ailleurs. La politiste Leila Seurat analyse les évolutions politiques au sein du Hamas, que le mot « terroriste » ânonné dans tous les médias ne suffit pas à résumer. Elle réfute l’idée des « deux Hamas », celui de Doha, qui serait ouvert au compromis, et celui de Gaza, irascible et radical.

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Un autre article, de l’historien palestinien Maher Charif, analyse la configuration politique palestinienne avant et après le 7-Octobre. Enfin, l’étude qu’Amélie Férey, spécialiste des questions de défense en poste à Tel-Aviv, consacre à une société israélienne gavée de propagande fournit des éléments indispensables de compréhension.

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