« La défense du droit international est devenue un discours inaudible »

La diplomatie internationale paraît bien inefficace face aux attaques des États-Unis en Iran et aux bombardements menées par Israël à Téhéran et Gaza. Au détriment des populations concernées ?

Hugo Boursier  • 23 juin 2025 abonné·es
« La défense du droit international est devenue un discours inaudible »
Les États-Unis ont utilisé un avion furtif, le B-2 Spirit, contre des sites nucléaires iraniens, dans la nuit de samedi 21 au dimanche 22 juin 2025.
© Matt Artz / Unsplash

Que peut encore la diplomatie quand seul le vacarme des armes est entendu ? Chargé de recherche à l’Observatoire des armements, Tony Fortin questionne le rapport que les États entretiennent avec leur industrie de défense et la manière dont cette économie, opaque, reste insuffisamment connue par le politique et la société civile.

L’attaque américaine vient mettre fin à plusieurs semaines de négociations entre l’Iran et les diplomaties occidentales. Comment interprétez-vous l’usage de la force armée contre l’effort diplomatique ?

Tony Fortin : Depuis le 11-Septembre, l’usage des armes est privilégié sur les règlements pacifiques des conflits. Dans les années 1990, au milieu des guerres, naissait cet espoir d’un ordre international basé sur les normes et le droit. Aujourd’hui, on le constate nous-mêmes dans notre travail d’expertise, il n’est plus possible de dialoguer avec des pouvoirs publics français sur l’armement.

Nous vivons un entraînement par la force de notre diplomatie, alors qu’il existe des alternatives multilatérales et collectives sur le sujet du nucléaire militaire. Il y a un traité d’interdiction des armes nucléaires, adopté par l’ONU et entré en vigueur en 2021. Ce traité met à égalité les puissances qui n’ont pas l’arme nucléaire avec celles qui l’ont. Or ce traité-là n’est pas du tout présent dans le débat actuellement. Pourtant, précisément, il permet une réponse durable par rapport à cet enchaînement auquel on assiste aujourd’hui. La défense des traités internationaux et du droit est devenue un discours inaudible entre grandes puissances.

Israël mène un génocide à Gaza, continue de frapper le Hezbollah qu’elle a attaqué l’an dernier, le régime syrien s’est effondré en janvier… Comment analysez-vous le désintérêt du droit qui encadre l’usage des armes ?

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Le droit international est construit par les États : il est lui-même totalement contradictoire. C’est un outil au service des puissances qui reflète leurs ambiguïtés. C’est le cas, par exemple, du traité sur le commerce des armes. En théorie, la position commune de l’Union européenne interdit la vente d’armes à des pays qui viole le droit international ou l’aide humanitaire. Mais ce sont aux États d’apprécier eux-mêmes s’ils respectent ces règles. L’État ne peut pas être juge et partie. Il faut qu’un tiers puisse contrôler son action. Ce tiers doit être constitué des parlementaires et de la société civile qui doivent s’emparer de ces sujets.

Or il y a une ambiguïté fondamentale dans la façon dont on aborde les sujets internationaux : d’un côté, on va dénoncer la posture d’Israël, et de l’autre, on ne questionne pas l’histoire partagée entre la France et l’État hébreux sur le plan militaire et industriel. Dès les années 1960, la France a fourni des réacteurs nucléaires à Israël lui permettant de fabriquer la bombe atomique. C’est un choix politique. On a permis l’établissement des premières bases de l’industrie israélienne.

Nous vivons un entraînement par la force de notre diplomatie, alors qu’il existe des alternatives multilatérales et collectives sur le sujet du nucléaire militaire.

L’usage de la force armée est-il facilité par le désinvestissement du politique sur ces questions ?

L’armement et les exportations d’armes ne font pas l’objet de travaux d’enquêtes de la part des parlementaires, comme c’est le cas dans d’autres pays. En France, ce sujet est vu comme périphérique et peu rentable au niveau électoral, y compris à gauche. Donner plus de moyens à l’industrie de défense française fait l’objet d’une approbation générale sans aucune forme de réflexion, sans comprendre ce qu’impliquent ces dépenses. Or le débat doit s’organiser en amont et pas en aval : débattre après que l’armement a été exporté ne sert à rien.

Pourtant, les situations se répètent : des armes françaises ont été utilisées pendant la guerre du Golfe, le massacre au Rwanda en 1994, l’utilisation des armes françaises au Yémen, et aujourd’hui Gaza. On n’arrive pas à s’interroger sur les causes de ces exportations d’armes. Il faut faire en sorte que la question militaire ne soit pas cantonnée aux mains des experts. Pour que la population puisse déchiffrer les éléments de langage qui consistent à dire que la France ne livre plus d’arme à Israël, alors que la France continue d’envoyer des composants.

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Le Salon du Bourget s’est terminé dimanche 22 juin. Le gouvernement a voulu empêcher la publicité autour de certaines entreprises israéliennes. Est-ce suffisant ?

Le gouvernement avait décidé de bâcher des stands d’entreprises israéliennes parce qu’elles présentaient des armes dites « offensives ». En réalité, cette décision reste très tardive. Il n’y a pas eu d’interdiction en amont. Elle reste minime comparée aux attitudes d’autres pays comme l’Espagne ou les Pays Bas qui ont décidé de suspendre certains transferts d’armement à Israël. Il faut pouvoir se poser les bonnes questions. Quelle est notre coopération militaire avec Israël ? Comment agir dans la guerre que l’État hébreu mène contre l’Iran ? Comment faire pour que l’on évite d’utiliser des technologies d’intelligence artificielle expérimentée sur les Gazaouï·es ?

Les guerres à Gaza, contre l’Iran ou en Ukraine doivent nous faire réfléchir sur la place de la défense dans nos sociétés.

Vanter la désescalade et la diplomatie, est-ce contre-productif pour un pays comme la France, 2e plus grand exportateur d’armes ?

L’exportation des armes et des composants militaires irrigue notre économie. Un exemple local : Grenoble. La société ST Microeconomics y est implantée. Elle fabrique des composants électroniques pour l’industrie automobile, l’électroménager, etc. Elle produit aussi des éléments que l’on trouve présent dans 33 références d’armes russes. L’économie de la ville est adossée au développement en matière militaire.

Les technologies développées par cette société, notamment celles qui permettent à des véhicules d’éviter les piétons, sont basées sur des technologies infrarouges utilisées par une entreprise d’armement israélienne, lui servant à éliminer la population palestinienne. Il y a une extension du domaine militaire et cette imbrication de l’industrie de l’armement dans notre vie quotidienne n’est jamais questionnée. Les guerres à Gaza, contre l’Iran ou en Ukraine doivent nous faire réfléchir sur la place de la défense dans nos sociétés.

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Publié dans le dossier
Israël-Iran : la diplomatie des armes
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