« Écrire Mazan » : avec Gisèle Pelicot, sortir de la sidération

Élise Costa a suivi chaque journée du procès de l’affaire Mazan qui a secoué l’année 2024. Pour ne pas perdre pied devant des faits aussi effroyables, la chroniqueuse a noirci les pages d’un carnet qui mêle réflexions, dessins et prise de recul sur sa pratique journalistique.  

Marius Jouanny  • 11 juin 2025 abonné·es
« Écrire Mazan » : avec Gisèle Pelicot, sortir de la sidération
Quand un croquis du lit de la chambre d’hôtel d’Élise Costa apparaît en pleine page, il prend malgré lui une allure horrifique.
© Marchialy

Écrire Mazan / Élise Costa / Marchialy, 300 pages, 22 euros.

Au tribunal d’Avignon, l’inqualifiable se résume en peu de mots : viol aggravé, tentative de viol aggravé et agression sexuelle. Au bout des trois mois et demi d’audience de l’affaire Mazan, les 51 prévenus sont tous reconnus coupables, dont 47 d’entre eux du premier chef d’accusation. Leur victime, Gisèle Pelicot, a bien été droguée à son insu par son mari, Dominique, à maintes reprises, durant une dizaine d’années. Elle qui avait d’abord choisi que le procès soit tenu en huis clos a finalement changé d’avis.

Sa vie entière s’est retrouvée exposée dans les médias du monde entier, mais elle a offert une caisse de résonance inédite à la dénonciation du patriarcat, des violences sexuelles et de la soumission chimique. Au terme des six épisodes long format de son récit de l’affaire Mazan publiés dans Slate, la chroniqueuse judiciaire Élise Costa remonte le fil de l’histoire. Quand elle apprend, durant l’été 2024, que le procès Pelicot sera finalement public, une partie d’elle espère ne pas y être envoyée. Et quand finalement elle s’y rend, elle acquiert en chemin un gros carnet à croquis. « Là où l’écriture mobilise mon esprit, le dessin m’aide à recentrer mon attention. »

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La couverture médiatique du procès a subi de nombreuses critiques, comme la minimisation des faits reprochés à certains accusés et l’insistance sur les détails les plus sordides. Des faits aussi vertigineux par leur sadisme répété peuvent-ils être décemment dépeints par le biais d’un récit journalistique ? Avec Écrire Mazan, Élise Costa prend ces difficultés à bras-le-corps. À rebours du mythe de la neutralité, son ouvrage défend une transparence radicale sur la fabrique de l’information.

Sur les pages de droite, il reprend l’ensemble des articles de la journaliste publiés sur l’affaire Mazan. Et sur les pages de gauche, des notes et dessins sont reproduits pêle-mêle, décrivant aussi bien les choix de cadrage de l’autrice que son état d’esprit durant le procès. L’originalité de cette forme permet de restituer avec précision l’ensemble des faits, tout en démontrant qu’on pouvait les raconter de mille autres façons.

La justesse du point de vue

À la suite de sa déposition du 5 septembre 2024 au début du procès, Gisèle Pelicot est devenue une héroïne mondiale de la cause des femmes. Elle est applaudie à sa sortie du tribunal, tandis que les médias décrivent sa dignité et qu’un collage féministe clame dans une rue d’Avignon : « On la disait brisée, c’est une combattante. » À la barre, elle nuance : « La façade est solide. Mais à l’intérieur de moi, c’est un champ de ruines. » La tentation est grande de la mettre sur un piédestal. Pour Élise Costa, il faut y résister, car les éloges peuvent nuire à la justesse du point de vue.

La présenter comme parfaite en gommant ses aspérités est un écueil dangereux : être victime ne dépend pas de sa vertu.

É. Costa

En dessous d’un rapide croquis, elle note : « La présenter comme parfaite en gommant ses aspérités est un écueil dangereux : être victime ne dépend pas de sa vertu. » En racontant la vie conjugale des Pelicot, la journaliste n’élude donc pas la confiance aveugle que Gisèle accorde à son mari, notamment à propos des dettes qu’il accumule. Et lorsqu’il fait des avances à sa meilleure amie, Gisèle rompt avec cette dernière plutôt qu’avec lui.

Si cet arrière-plan risque d’écorner l’image de la victime, il permet de mieux expliquer des années de manipulation totale. Craignant d’être atteinte d’une maladie comme celle d’Alzheimer, Gisèle n’a jamais pu envisager que ses défaillances régulières puissent être la conséquence d’une soumission chimique de la part de son mari.

Les nombreux détails biographiques qu’Élise Costa dévoile au cours du premier chapitre du livre permettent surtout de balayer le moindre doute concernant la bonne foi de Gisèle Pelicot. Elle évite ainsi un biais sexiste subi par la victime tout au long du procès. Cédant aux pressions sur la présomption d’innocence, le président annonce ainsi que le terme de « viols » devra être remplacé durant le procès par le terme pour le moins contestable de « scènes de sexe ».

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Et lorsque des avocats de la défense questionnent Gisèle Pelicot sur d’éventuels penchants exhibitionnistes, qu’ils lient aux deux visites d’une plage naturiste effectuées au cours de sa vie, elle réplique : « Depuis que je suis entrée dans cette salle d’audience, je ne me suis jamais sentie aussi humiliée ! » À chaque page de gauche, les notes de la journaliste invitent à prendre du recul sur ces scènes éprouvantes. Citant la sociologue Véronique Le Goaziou, elle rappelle que « la violence est inhérente à la procédure [judiciaire] », la victime n’étant considérée comme telle qu’une fois le verdict rendu.

« Faire la une des journaux »

Au cours du procès, une autre victime voit son statut dénié : Caroline, la fille de Dominique Pelicot. Questionné sur une photo d’elle endormie dans son lit qu’il a prise à son insu, ce dernier dément tout geste ou regard incestueux. En note, Élise Costa ajoute au bas de la page la traduction du poème de Dayna Craig, La Prière du narcissique. « Ça n’est pas arrivé. / Et si c’était le cas, ce n’était pas si grave. / Et si ça l’était, ce n’est pas une affaire d’État […]. » Ces astucieux procédés de collage agissent comme des antidotes aux constants procédés de manipulation de part et d’autre.

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Certaines phrases de Dominique Pélicot, comme « on ne naît pas pervers, on le devient », provoquent de nombreuses réactions. S’appuyant sur la remarque d’une consœur journaliste, Élise Costa constate que des propos de l’accusé semblent « clairement pensés et prononcés pour faire la une des journaux ». Et lorsqu’il déclare que sa femme était raciste, des comptes d’extrême droite dépeignent même Dominique Pelicot comme un « antiraciste » voulant punir sa femme. Au cœur de la tempête médiatique et de ses vicissitudes, Écrire Mazan apporte un recul salvateur. Sa lecture n’en demeure pas moins éprouvante.

Disséminés au fil des pages, les dessins d’Élise Costa contrebalancent parfois la violence de certains passages.

Disséminés au fil des pages, les dessins d’Élise Costa contrebalancent parfois la violence de certains passages. Avec un style sobre au crayon, elle représente des scènes anodines comme l’intérieur du train qui la mène à Avignon, la vue sur les remparts de la ville depuis une fenêtre, ou son magnétophone posé sur une table. Mais quand un croquis du lit de sa chambre d’hôtel apparaît en pleine page, il prend malgré lui une allure horrifique.

Visibilité

Et lorsqu’elle dessine un bureau de la police judiciaire avec un écran d’ordinateur, on ne peut s’empêcher de penser à celui de Dominique Pelicot sur lequel il consultait les centaines de vidéos de viols commis sur sa femme. Le sentiment d’irréalité qui étouffe la famille Pélicot s’étend partout. Le sous-brigadier Laurent Perret, qui fut le premier à enquêter sur l’affaire Mazan, souffre d’insomnies dès les premières semaines de sa découverte des vidéos de Dominique Pélicot. Et quand celles-ci sont diffusées dans la salle d’audience, une grande partie du public quitte la salle, tant les images sont insoutenables.

D’un chapitre à l’autre, se consacrant successivement à l’enquête policière, à la vie de la famille Pelicot depuis la révélation des faits et au déroulement du procès, certains témoignages aident tout de même à sortir de la sidération. En particulier celui de Blandine Deverlanges, présidente d’Osez le féminisme 84. Elle raconte qu’au moment du procès il n’existait pas de collectif féministe à Avignon. Les premiers jours de l’audience, les militantes étaient peu nombreuses à manifester devant le tribunal leur soutien à Gisèle Pélicot et leur colère à l’encontre des accusés.

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Mais peu à peu, notamment grâce aux intenses séances de collage de slogans sur les murs de la ville, leurs actions gagnent en visibilité. Plus de cinq mois après le rendu du verdict, l’affaire Mazan a sans doute bousculé certains tabous. D’autres publications sont prévues, comme la bande dessinée collective Notre Affaire annoncée en août chez L’Iconoclaste. Quant à Écrire Mazan, il s’impose déjà comme un ouvrage de référence sur ce procès historique. La politisation des violences sexistes et sexuelles que Gisèle Pelicot a contribué à faire advenir ne risque pas de s’arrêter.

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Littérature
Temps de lecture : 8 minutes