Santé mentale des humanitaires : comment aider ceux qui aident ?
Alors que l’année 2024 a été la plus meurtrière pour les ONG de solidarité internationale, les professionnels s’ouvrent petit à petit sur l’impact psychologique de leurs missions.
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© Jon Tyson / Unsplash
Les cigarettes se consument les unes après les autres. Au siège de Solidarités International, une association humanitaire basée à Clichy (Hauts-de-Seine), règne une atmosphère de fête en cette soirée de printemps. Dans une salle attenante au « plateau des opérations », la pièce où chaque mission est coordonnée au quotidien, les salariés présents s’apprêtent à fêter le départ à la retraite de l’une de leurs collègues. Les rires et les bavardages informels s’échappent de la pièce éclairée de lumières multicolores. Le relâchement après une longue journée se fait sentir.
À l’écart de l’euphorie, assise à son bureau, Justine Muzik Piquemal, directrice régionale pour le Soudan, la République démocratique du Congo (RDC), le Tchad et le Cameroun, s’attelle à régler une dernière opération, censée démarrer prochainement sur le continent africain. « Cela ne s’arrête jamais », souffle-t-elle en se dirigeant vers la terrasse du bâtiment pour allumer sa première cigarette.
Dix jours auparavant, cette mère de trois enfants au passeport coloré de dizaines de tampons, symboles de vingt ans de carrière, se trouvait encore à Goma dans l’est de la RDC. Une mission exceptionnelle de sept semaines pour aider la population, victime d’une nouvelle vague d’affrontements entre l’armée congolaise et le M23, une milice soutenue par le Rwanda, ayant conduit à la mort de 2 900 habitants, selon l’ONU.
Quand tu te retrouves à négocier avec des hommes armés, tu dois savoir comment réagir et quelles limites ne pas franchir.
J. Muzik Piquemal
Sur place, entre autres, la juriste de formation a négocié directement avec les belligérants afin de pouvoir intervenir auprès des habitants. « Quand tu te retrouves à négocier avec des hommes armés, tu dois savoir comment réagir et quelles limites ne pas franchir », explique sobrement l’intéressée, malgré les dangers que comportait sa mission. En 2024, 377 travailleurs humanitaires ont trouvé la mort dans l’exercice de leur fonction. L’année la plus meurtrière jamais enregistrée.
Traumatisme et culpabilité
Pourtant, en dépit des risques inhérents au métier, plus de 570 000 travailleurs humanitaires professionnels sont actifs dans le monde, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA). Actrices et acteurs de premier rang sur les zones de tensions, ces femmes et ces hommes sont les témoins quotidiens et sans filtre de la brutalité humaine. Si la plupart ne sont pas atteints dans leur chair par cette violence, la grande majorité en constate a contrario les conséquences évidentes sur leur santé mentale.
« Le monde humanitaire a beaucoup évolué ces dernières années, les aidants veulent désormais se protéger et s’autorisent de plus en plus à prendre la parole, salue Haddia Diarra, psychologue clinicienne à Terra Psy – Psychologues sans frontières et humanitaire depuis près de trente ans. Les ONG ont vraiment travaillé sur ce sujet. »
Pierre-Nicolas Van Aertryck, responsable des ressources humaines opérationnelles chez Première Urgence internationale (PUI), a vécu ces changements de l’intérieur. En août 2021, le trentenaire, installé depuis plusieurs mois à Kaboul, en Afghanistan, est contraint d’évacuer en urgence le pays alors que les talibans prennent le pouvoir. Un traumatisme énorme, décrit l’humanitaire, exacerbé par la culpabilité d’avoir mis les voiles sans dire au revoir à plusieurs de ses collègues locaux.
En l’espace de quelques années, toutes ces organisations ont mis l’accent sur le développement de l’assistance psychologique.
« Une fois à Paris, j’ai demandé une assistance psychologique, mais l’association ne savait pas comment m’aider, j’ai dû faire les démarches par moi-même », raconte-t-il, la voix encore emplie d’amertume. Quelque temps plus tard, l’humanitaire apprend que sa direction avait choisi de ne pas agir, de peur « de le materner » et « d’empirer la situation ». L’inverse exact du protocole d’assistance désormais mis en place, en partie par les soins de Pierre-Nicolas Van Aertryck. « Aujourd’hui, ce qui compte, c’est de dire “on est au courant et on est là pour vous avec une cellule” », précise l’homme, témoignant du changement de mentalité au sein des associations humanitaires.
En l’espace de quelques années, toutes ces organisations ont mis l’accent sur le développement de l’assistance psychologique. Si leurs programmes varient, un schéma similaire d’accompagnement se dégage : un briefing en amont, un suivi pendant la mission, une assistance d’urgence à toute heure et un débriefing une fois la mission terminée. « Aider les humanitaires, c’est leur permettre de continuer à aider eux-mêmes en retour », loue Haddia Diarra, qui plaide pour déconstruire une culture humanitaire valorisant la « résilience et l’abnégation ». Penser qu’il faille être atteint d’une pathologie telle qu’un stress post-traumatique pour être aidé est un leurre, assure-t-elle. « L’humanitaire a le droit de se plaindre, c’est naturel. »
C’était de la fatigue mentale : j’avais pris la tristesse et le malheur de tout le monde et je n’y arrivais plus .
J. Muzik Piquemal
Une nouvelle cigarette entre les doigts, Justine, les mèches blondes balayées par le vent, s’épanche davantage, au fil de la conversation, sur ses missions passées. Son retour du Soudan en pleine guerre civile, en juillet 2023, a été le plus compliqué. « C’était de la fatigue mentale : j’avais pris la tristesse et le malheur de tout le monde et je n’y arrivais plus », confie-t-elle.
Consciente de l’importance d’une assistance psychologique qu’elle conseille à ses équipes, la responsable ne l’applique pourtant pas. « Ce n’est pas mon truc », balaie-t-elle, préférant poser quatre mois de vacances pour se recentrer. « J’avais besoin de poser le cerveau. Le premier mois, je n’ai rien fait, je regardais les séries les plus nulles pour ne pas avoir à penser », déclare la responsable avec un sourire coupable.
Le bruit des portes qui claquent
Loin des présupposés, la difficulté émotionnelle que ressentent ces humanitaires est le plus souvent intime. Ce ne sont pas forcément les horreurs visibles des théâtres d’opérations où ils se trouvent qui les éprouvent le plus, mais des détails plus insidieux, presque invisibles. « Quitter les équipes sur place est le plus compliqué pour moi », avoue ainsi Justine.
Pour David-Pierre Marquet, responsable de la communication au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le sommeil est en haut de la liste. « Se réveiller en pleine nuit à cause des sirènes d’alarme influe sur le moral », explique cet humanitaire rentré en France après deux ans et demi de mission en Ukraine. « Même les nuits où il n’y a pas de bombardement, notre corps nous réveille, ce sont des insomnies de survie », détaille le quinquagénaire attablé à une terrasse parisienne.
« Le bruit des portes qui claquent, des voitures qui vrombissent ou les éclairs dans le ciel me font désormais sursauter », confesse de son côté Maya Andari, directrice des programmes chez Care, contactée par téléphone. Impliquée dans le récent conflit opposant le Hezbollah, une milice chiite, à l’armée israélienne, la Libanaise trentenaire vit la situation de la plus grande majorité des humanitaires : être aidante au sein de son propre pays.
« Une prison depuis laquelle nous ne pouvons nous échapper en tant qu’humanitaires. Cela fait partie de notre engagement envers notre communauté », décrit la jeune femme, en comparaison de ses collègues internationaux. « Eux, ils ont des passeports et des ambassades ; nous, nous ne pouvons pas évacuer. “Rester et survivre” est la seule alternative », livre-t-elle depuis une ville située à vingt minutes en voiture de Beyrouth.
À chacun ses stratégies d’adaptation
Face à ces peines, expatriés ou locaux saluent la démocratisation des assistances psychologiques, mais confient encore, pour la plupart, ne pas en avoir besoin. Selon eux, leurs propres stratégies d’adaptation, les « coping mechanisms », suffisent. « Ce sont des moments essentiels pour évacuer et régénérer quelque chose en eux, chaque stratégie est personnelle », éclaire la psychologue Haddia Diarra.
Ainsi, lorsque Maya joue avec son chien ou s’évade le temps d’une randonnée dans les montagnes libanaises, Pierre-Nicolas fait du sport et passe du temps avec ses amis, tandis que, plus atypique, David-Pierre, lui, s’adonne au théâtre. Une fois par semaine, il se rendait dans les caves de Kiev pour pratiquer sa passion avec une dizaine d’Ukrainiens. « L’expression corporelle a un pouvoir de catharsis énorme, cela me nourrissait en plus de l’échange humain », sourit ce quadrilingue, qui manie à la fois le français, l’anglais, le russe et l’ukrainien. « En mission, une fois la journée terminée, je pleure et je fume plus qu’il n’est raisonnable », concède de son côté Justine, en tirant la dernière cigarette de son paquet.
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