Comment la préfecture de police a expulsé par erreur Ibrahima, confondu avec un homonyme
Ibrahima a été expulsé illégalement en Guinée en juillet 2024. La cause ? Une erreur de la préfecture qui a confondu deux étrangers qui portaient le même nom. Pendant un an, son avocat et lui se sont battus pour qu’il revienne en France.

Dans le même dossier…
Comment Retailleau a utilisé un féminicide pour enfermer les étrangers plus longtemps « La France savait que si mon fils allait là-bas, sa vie serait détruite »Quand il raconte son expulsion, Ibrahima mime : les menottes aux mains et aux pieds reliées par une chaîne, la grosse ceinture qui lui enserrait le ventre. Il répète « je comprends pas, je vous jure, je comprends pas ». Au début du mois de juin 2024, il est arrêté lors d’un contrôle de police.
En garde à vue, on l’informe : il a une obligation de quitter le territoire français (OQTF) signée par lui datant du 6 novembre 2023. Il n’a jamais vu ce document. La signature n’est pas la sienne. Personne ne le croit. « Les policiers n’ont pas voulu m’écouter. »
Le 4 juin, il est mené au CRA du Mesnil-Amelot, où sont enfermés les étrangers à qui l’administration ordonne de quitter le territoire avant, pour certains, d’être mis de force dans des avions. Un premier recours est introduit par l’association présente dans le CRA pour faire annuler l’OQTF. Le juge répond que le délai pour contester l’OQTF est dépassé et que la requête est irrecevable. Ibrahima ne comprend pas et contacte un avocat, Augustin Sauvadet. La question d’une erreur de la préfecture se pose : les signatures ne concordent pas, la ville de naissance n’est pas la bonne. Les délais sont serrés. « Avant qu’on ait pu monter un dossier et faire quelque chose, il est amené à l’avion », raconte son avocat.
Le CRA du Mesnil Amelot est juste à côté de l’aéroport. Ibrahima se souvient des gens qui y devenaient fous, comme cet homme qui avait avalé une lame de rasoir. « Ils savent nous mettre sous pression », dit-il en se souvenant des avions qui défilaient en continu juste au-dessus de leur tête. Fin juin, sa compagne accouche. C’est leur deuxième enfant. Le juge ne l’autorise pas à sortir pour assister à l’événement. En y repensant, il a « mal au cœur. J’ai raté la naissance de mon enfant, j’arrive pas à oublier ça. »
Arriver en Guinée « comme un étranger »
À peine deux jours après l’accouchement de sa femme, fin juin 2024, des policiers le réveillent à 6 heures du matin. Ils sont huit, le menottent, le conduisent dans l’avion. Ibrahima ne comprend pas. « Je me souviens, les policiers parlaient entre eux : ‘Ce monsieur n’est pas dangereux. Pourquoi on l’accompagne ?’ Après, ils ont dit, ‘si le juge a décidé, nous, on ne peut rien faire’. »
Le référé liberté formé par son avocat le jour même – une procédure d’extrême urgence pour tenter d’empêcher l’expulsion en invoquant les risques d’erreur –, ne sert à rien : le juge ne répondu qu’un mois plus tard et a rejeté la requête. Dans l’avion, Ibrahima lit un livre qu’il avait sur lui au moment de l’arrestation, prêté sa conjointe, un roman philosophique sur le voyage et l’aventure.
Pendant un an j’ai souffert, j’avais rien du tout, je comprenais rien.
Ibrahima
Après une escale en Mauritanie, Ibrahima arrive en Guinée comme il a été arrêté : chaussures de sécurité aux pieds, et 120 euros en tout et pour tout. Pas de forfait local, pas d’habits, rien. Là bas, il est « comme un étranger », ça fait douze ans qu’il a quitté la Guinée. Il ne connaît personne dans la capitale, Conakry. Sa mère et sa sœur vivent dans un village plus loin.
Durant l’année en Guinée, Ibrahima dort surtout dans une voiture. Quand il tombe malade, il appelle l’ambassade de France pour savoir si la carte vitale fonctionne. Réponse négative. Sans argent, il se soigne avec les moyens du bord. « Pendant un an j’ai souffert, j’avais rien du tout, je comprenais rien », résume-t-il. Il lui arrive de raconter la façon dont s’est passé son rapatriement. Certains comprennent, d’autres se moquent. Il reste succinct auprès de sa mère « pour ne pas la traumatiser ».
En novembre 2024, l’avocat tente à nouveau de faire valoir les droits de son client, notamment pour ramener Ibrahima sur le territoire français. Dans son mémoire en défense, cité dans la décision du tribunal consultée par Politis, la préfecture reconnaît qu’il s’agit d’un homonyme mais demande l’irrecevabilité de la requête. « Plutôt que de s’excuser, ils ont estimé que mon client n’avait pas d’intérêt à agir contre l’OQTF qui concerne une autre personne », fustige-t-il.
Un document auquel Augustin Sauvadet n’a jamais eu accès, malgré le principe du contradictoire. « Est-ce que c’est parce que le mémoire était trop embarrassant ? », se demande encore l’avocat, sarcastique face à l’ampleur de ce scandale.
« Aller brutal-retour brutal »
Finalement le 3 mars 2025, le tribunal rend sa décision : la préfecture est enjointe à organiser le retour d’Ibrahima sur le territoire français dans les meilleurs délais, de réexaminer dans un délai de deux mois sa demande de titre de séjour et de lui délivrer, en attendant, une autorisation provisoire de séjour en France. Mais les semaines passent, et rien n’avance. Le délai de deux mois va être dépassé. À nouveau, l’avocat saisit le tribunal en référé liberté : au cours de l’audience en avril, le préfet fait savoir qu’il accepte d’organiser le retour d’Ibrahima et le convoque en préfecture à Paris pour le 2 mai 2025.
Pourtant, quand Ibrahima dépose une demande de visa de retour après avoir été convoqué au consulat, celle-ci est rejetée sans raison. « Incompréhensible », pour l’avocat. Après un nouveau référé formé au mois de juin, la préfecture est condamnée le 13 juin à une astreinte de 300 euros par jour de retard.
Depuis qu’il est revenu, Ibrahima a pu pour la première fois rencontrer son fils, qui a vécu sa première année sans le voir.
Le consulat finit par le rappeler fin juin. Il obtient le visa. Une semaine plus tard, en fin de matinée, la mère de ses enfants l’appelle. Aujourd’hui encore, ni lui ni son avocat ne comprennent pourquoi c’est elle que le consulat a appelé. Elle l’informe que le consulat l’a contactée et qu’un avion est prévu pour lui seulement quelques heures plus tard, à 18 heures. Il appelle son avocat, c’est l’urgence. Ils se disent que s’ils demandent au tribunal de décaler son avion, il ne reviendrait plus jamais.
Ibrahima a le temps de repasser dans son village, d’emprunter une valise à un cousin, de réveiller sa mère qui dormait pour lui dire qu’il repart, sans même pouvoir discuter et de filer à l’aéroport. « Aller brutal-retour brutal » résume-t-il. « Ce que j’ai vécu c’est un truc vraiment flippant. » « Un an de vie anéantie sur une erreur de la préfecture », souffle son avocat.
« J’ai perdu beaucoup de choses », raconte Ibrahima dans le petit bureau de son avocat. Ibrahima dort tantôt dans des hôtels, tantôt dans la rue. Avant son expulsion, il avait acheté deux voitures « pour les envoyer au bled » qui se sont volatilisées. « C’est tout ça que j’ai perdu. » Il a réussi à rejoindre la boîte d’intérim dans laquelle il travaillait avant d’être expulsé. « Mais aujourd’hui, rien n’empêche la préfecture de lui donner une OQTF », s’indigne son avocat. Le dossier est maigre. Il n’a plus de domicile, plus de compte bancaire, plus de ligne téléphonique, toujours pas de titre de séjour.
Obtenir l’un, nécessite d’avoir les autres. « Normalement, les titres de séjour pour les parents d’enfants français sont de plein droit, explique son avocat. Mais il faut prouver qu’il s’occupe de l’éducation et de l’entretien de son enfant. Ça fait un an qu’il a plus vu son premier fils et l’autre enfant, il n’a pas pu le reconnaître. »
En principe, il pourrait aller seul à la mairie faire la démarche. Mais, d’après ce qu’observent les avocats en droit des étrangers, souvent, quand lorsque leurs clients vont en mairie déclarer un enfant, les agents les regardent et refusent, soupçonnant un abus. « Nous sommes en train d’entamer les démarches pour que ses droits sur ses enfants soient reconnus », précise son avocat.
Quand Ibrahima entend une sirène, même celle d’une ambulance, il est en alerte.
Traumatismes
Depuis qu’il est revenu, Ibrahima a pu pour la première fois rencontrer son fils, qui a vécu sa première année sans le voir, hormis durant quelques appels vidéos. Durant l’année, les adultes à l’école ont demandé à son fils aîné où était son papa. « C’était traumatisant pour lui », imagine Ibrahima qui est depuis repassé à l’école. On lui a dit : « Vous étiez où ? » « En voyage », a-t-il répondu sans s’étendre. Devant son avocat, il ajoute en riant : « En voyage d’affaires. »
Quand Ibrahima entend une sirène, même celle d’une ambulance, il est en alerte. Avant son expulsion, il n’a jamais eu peur de la police. Ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui. Dans les transports, il n’ose pas trop regarder les agents : ses regards pourraient être considérés comme suspects. Il jette un bref coup d’œil sans s’attarder, puis passe son chemin, agissant le plus naturellement possible. Le plus urgent pour Ibrahima, c’est le logement.
La nuit passée, il ressasse en boucle l’histoire. Un matin, fatigué par une nuit sans sommeil, il a pris le métro dans le mauvais sens, ça ne lui arrive jamais normalement. « Il faut rester concentré », se dit-il. Il travaille dans la maintenance, ce qui exige de manier des chaînes, des moteurs, de monter des machines avec des pièces neuves, d’être précis. « Il faut avoir toute sa tête. » Il continue de répéter : « Je n’arrive pas à comprendre du tout je vous assure. » Parfois, Ibrahima se demande si ce qu’il a vécu est réel.
Pour aller plus loin…

Info en continu : une sensation de partage

Voyez, je ne suis qu’une femme

Gouverner par la peur : démocratie sous tension
