Droit des étranger·es : l’engrenage des OQTF pour « menace à l’ordre public »

Pour les personnes visées par des procédures d’éloignement fondées sur une prétendue menace à l’ordre public, les conséquences sont lourdes.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 30 août 2023
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Droit des étranger·es : l’engrenage des OQTF pour « menace à l’ordre public »
Un panneau indiquant l'état des dossiers des personnes séjournant au Centre de Rétention Administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, en mai 2019.
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Derrière les grilles du centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne, Adama* s’inquiète. L’homme d’origine ivoirienne a de la tension. Il dit que, parfois, « elle monte à 18 ». En guise de prescription, l’infirmière lui recommande de « rester calme ». Mais il secoue la tête car, lui, il trouve qu’il n’est pas possible de rester calme dans un tel endroit. Surtout, il ne comprend pas ce qu’il fait là, ni combien de temps cela durera.

*

Le prénom a été changé.

Adama est arrivé en France en 1991. Il y a rencontré sa compagne, une Française, avec qui il s’est pacsé il y a plus de vingt ans. Ensemble, ils ont eu un fils. Jusqu’en décembre 2022, Adama bénéficiait d’une carte de résident ; un titre de séjour valable pour dix ans. Au moment de son renouvellement, la préfecture lui indique que son passeport, nécessaire à la démarche, va expirer dans l’année. Il prend donc rendez-vous à l’ambassade de Côte d’Ivoire et se rend au premier créneau disponible, début janvier 2023.

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« Chaque semaine après ce rendez-vous, je me rendais à l’ambassade pour voir si mon passeport était prêt. À un moment, ils m’ont dit que ça ne servait à rien que je vienne, et qu’ils me préviendraient. » Mais les délais sont longs. Si longs qu’en juin, lorsque nous le rencontrons en rétention, le document ne lui a toujours pas été remis. C’est ainsi qu’en raison d’une lenteur administrative, Adama s’est retrouvé en situation irrégulière après trente ans de vie en France.

Privations de liberté abusives

Tout a dérapé au printemps 2023. Le père de famille est placé en garde à vue, suspecté d’un vol qu’il conteste fermement. À l’issue de sa garde à vue, « aucune poursuite n’a été engagée », assure-t-il. Adama est innocent, jusqu’à preuve du contraire. Faute de récépissé et puisqu’il sort de garde à vue, les autorités administratives lui notifient néanmoins une obligation de quitter le territoire (OQTF) (1) et le placent en rétention.

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Certaines personnes sont protégées d’une mesure d’éloignement (OQTF) : les parents d’enfants français, les personnes mineures ou arrivées avant 13 ans, celles mariées depuis au moins trois ans avec un·e Français·e, vivant en France depuis plus de dix ans, ou gravement malades et ne pouvant bénéficier de soins dans leurs pays d’origine.

Elles estiment qu’il représente une « menace pour l’ordre public » ; une notion malléable et politique sans définition juridique stricte, dont l’appréciation est entièrement laissée aux préfectures. Adama n’aurait pourtant pas dû faire l’objet d’une OQTF, ni même d’un placement en rétention. Considérant l’intensité de ses liens privés et familiaux sur le territoire, il appartient à une catégorie d’étrangers dite « protégée » (2).

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Circulaires du 20 septembre 2020, du 3 août et du 17 novembre 2022.

La mobilisation croissante de cette notion sert en réalité un objectif précis, clairement affiché dans les trois circulaires publiées depuis septembre 2020 (2) : éloigner mieux – y compris les personnes les plus insérées sur le territoire –, et plus rapidement. Car fonder une OQTF sur la base d’une « menace à l’ordre public » permet à l’administration d’engager une série d’interdictions et de mesures répressives dont il est difficile de se défaire. Par exemple, ces dernières sont prononcées « sans délai de départ volontaire ».

Concrètement, les personnes n’ont que 48 heures pour contester la procédure devant un tribunal administratif. Le délai est court et ne permet pas, bien souvent, de solliciter un conseil juridique ni de réunir l’ensemble des documents requis. En outre, ces OQTF sont généralement assorties d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) qui peut atteindre trois ans. Plus encore, ces personnes sont quasi systématiquement placées en rétention ou, à défaut, assignées à résidence.

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Dans la circulaire du 3 août 2022, Gérald Darmanin exige en effet que la rétention soit « prioritairement » destinée « aux auteurs de troubles à l’ordre public, y compris lorsque l’éloignabilité ne paraît pas acquise au jour de la levée d’écrou ou de l’interpellation » (3). La directive, inscrite noir sur blanc, signe le dévoiement de la fonction des CRA. Non seulement parce que cette « menace » ne peut pas justifier à elle seule, du point de vue du droit, un placement en rétention ; mais aussi parce que seules les personnes qui ont une perspective d’éloignement effective doivent y être retenues.

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Gérald Darmanin cible en particulier les personnes sortant de prison, ou celles qui ont des « antécédents judiciaires ».

Éloignements illégaux

Ces derniers mois, de nombreux placements en rétention abusifs ont été dénoncés par les associations juridiques présentes au sein des CRA – notamment à l’encontre de personnes qui ne peuvent pas être expulsées en raison des risques qu’elles encourent dans leur pays d’origine. Plusieurs ressortissants syriens ont ainsi été privés de liberté, alors même qu’aucun éloignement vers Damas n’est possible pour d’évidentes raisons humanitaires. Dans plusieurs cas pourtant, les préfectures ont pris contact avec les autorités consulaires syriennes afin d’obtenir des laissez-passer, bien que la France n’entretienne plus de relations diplomatiques avec le régime de Bachar Al-Assad.

Le futur projet de loi asile et immigration risque de donner encore plus de latitude aux juges.

Mélanie Louis, Cimade.

Mélanie Louis, pour la Cimade, parle de « placements illégaux », menant à de graves dérives et à des éloignements illégaux – alors que des recours étaient engagés devant un tribunal administratif pour contester l’OQTF, par exemple. Lorsque les personnes considérées comme des menaces à l’ordre public parviennent à formuler un recours dans les 48 heures, c’est aux tribunaux administratifs qu’il revient de valider ou invalider les décisions des préfectures.

Et s’il arrive que les juges considèrent que les autorités préfectorales abusent de leurs pouvoirs ou qu’elles n’ont pas suffisamment tenu compte de la vie privée et familiale de la personne, ils abondent, la plupart du temps, dans le sens de l’administration pour ne pas prendre de « risques », confient différent·es juristes et avocat·es. Pour elles et eux, les juges ne seraient pas suffisamment formé·es à apprécier la dangerosité d’une personne et ne joueraient pas leur rôle de contre-pouvoir. « On perd beaucoup, y compris sur des dossiers de gens qui ont absolument toute leur vie en France, déplore l’avocate Julie Gonidec. Et je ne suis pas optimiste pour l’avenir, d’autant plus avec le futur projet de loi asile et immigration, qui risque de donner encore plus de latitude aux juges. »


Cette enquête réalisée en collaboration avec La Chronique, le magazine des droits humains, publication mensuelle d’Amnesty International France.


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