« Ils parlent d’échange de migrants comme si les personnes étaient des objets »
Alors qu’un accord d’échange des personnes exilées a été trouvé entre la France et le Royaume-Uni, Amélie Moyart, d’Utopia 56, revient sur les politiques répressives à la frontière et le drame qui a conduit l’association à porter plainte contre X pour homicide involontaire.

© Maxime Sirvins
Mardi 8 juillet, l’association d’aide aux personnes exilées Utopia 56 a annoncé porter plainte contre X pour « homicide involontaire et omission de porter secours ». L’affaire remonte à une nuit de mars 2024 où Jumaa al Hassan est mort noyé lors d’une intervention policière pour empêcher le départ d’un bateau vers l’Angleterre. Un drame qui s’inscrit dans une augmentation de la répression à la frontière, alors que le sommet franco-britannique vient de se conclure. Ce jeudi 10 juillet, un accord a été trouvé entre la France et le Royaume-Uni statuant pour que « les migrants arrivant par petits bateaux [soient] arrêtés puis envoyés rapidement en France ». Interview avec Amélie Moyart, chargée de communication à Utopia 56.
Emmanuel Macron et Keir Starmer se sont accordés lors du sommet franco-britannique sur l’immigration irrégulière. Il est notamment question de pouvoir réaliser un « échange de migrants ». Qu’en pensez-vous ?
Amélie Moyart : Ils parlent d’échange de migrants comme si les personnes étaient des objets, comme si on venait monétiser des vies humaines. Rien que sur l’aspect humain, ces annonces sont ignobles. Emmanuel Macron a annoncé que la Cour européenne des droits de l’homme devait d’abord valider cet accord, ce qui montre qu’eux-mêmes savent qu’ils sont en train de flirter avec le droit. Renvoyer des personnes qui arriveraient en embarcation de fortune en Angleterre vers la France, c’est tout simplement du refoulement.
Ils s’entêtent dans cette politique qui n’a aucune efficacité si ce n’est qu’elle tue des personnes.
Il est également question de permettre aux forces de l’ordre d’intervenir jusqu’à 300 mètres des côtes en mer.
Oui, cet accord va être accompagné d’un renforcement de la répression à la frontière. Leur deuxième proposition permettant les interventions de policiers dans la mer jusqu’à 300 mètres est donc liée. Pourtant on sait que la répression n’est pas du tout efficace. Les traversées continuent et vont continuer. On parle de millions d’euros chaque mois de la part de l’Angleterre et de la France. Il n’y a pas que l’Angleterre qui paye, la France met aussi beaucoup d’argent là-dedans.
Il faut payer tous les policiers qui sont présents toutes les nuits et tout le matériel qu’ils utilisent. Il y a des drones, des barrières, des avions, des nouvelles motos et quads pour aller sur les plages. Tout cet argent pourrait être utilisé autrement. Il y a vraiment une corrélation entre la répression et les incidents mortels que les ministres français et anglais ne veulent pas nommer. Ils s’entêtent dans cette politique qui n’a aucune efficacité si ce n’est qu’elle tue des personnes.
Justement, vous étiez coordinatrice à Grande-Synthe (Nord) la nuit du 2 au 3 mars 2024 quand Jumaa Al Hassan, jeune homme syrien de 27 ans, est mort noyé. Que s’est-il passé ?
Ce soir-là trois équipes étaient sur le terrain : une équipe de Calais, une équipe de Grande-Synthe, et une troisième équipe qu’on appelle l’équipe littorale, qui se déploie lorsqu’on sait qu’il va y avoir des passages, parce que la météo est plutôt calme. L’équipe de Calais a reçu des appels et des messages un peu avant minuit, qui disaient très clairement « une personne est morte, on a besoin d’appeler les secours ». La difficulté qu’on avait, c’était de comprendre exactement où ils étaient. Certaines personnes qui nous ont appelés étaient sur l’embarcation qui avait continué son chemin le long du canal de l’Aa, d’autres se sont retrouvées sur les bords du canal et se cachaient.
Il y a un racisme systémique qui est clairement visible à la frontière.
On a tout de suite prévenu les secours et la police. Eux-mêmes ne comprenaient pas que quelqu’un était mort alors qu’il y avait des équipes de police sur place. On sait qu’il y a eu des recherches à la lampe torche, potentiellement aussi avec un drone. En tout, les recherches ont duré moins de deux ou trois heures. Quand on a rappelé plus tard dans la nuit à 4 heures ou 5 heures du matin, on nous a dit que les recherches étaient terminées et que personne n’avait été trouvé. Son corps a été découvert par un passant 16 jours plus tard.
Vous avez décidé de porter plainte contre X au tribunal de Dunkerque pour homicide involontaire et omission de porter secours. Quelles ont été les défaillances ?
L’année dernière, on alertait déjà sur le manque de recherches alors qu’il y avait plus d’une dizaine de témoignages qui expliquaient avoir vu Jumaa disparaître. Puis, il y a eu l’enquête journalistique publiée par Disclose mardi 8 juillet qui a reçu des témoignages plus précis. Les journalistes expliquent que la police était sur les berges, et qu’ils ont utilisé du gaz lacrymogène sur les personnes à une très faible distance voire directement sur les personnes.
Du fait de l’utilisation de ce gaz lacrymogène, Jumaa s’est retrouvé dans l’impossibilité de fuir. Il a été poussé vers l’eau et a donc sauté dans l’eau pour essayer de rejoindre l’embarcation. Mais il ne savait pas nager et il y avait beaucoup de boue. C’est là qu’il a disparu. On vient alors aujourd’hui pointer du doigt cette intervention et le manque de réaction malgré les alertes et la police sur place.
Pourquoi ne sont-ils pas intervenus ?
Je pense que ça fait partie de tout un système. Il y a un racisme systémique qui est clairement visible à la frontière. Par exemple, quelques jours après la disparition de Jumaa, une personne âgée de Gravelines a disparu. Il y a eu des moyens mis en place pour la retrouver sur plusieurs jours. Pourquoi est-ce que Jumaa a été recherché seulement pendant quelques heures ?
On n’accepte pas que l’enquête se contente de chercher les organisateurs du départ.
À la suite de ces informations, une enquête a-t-elle été ouverte ?
Une enquête était déjà en cours sur des réseaux de passeurs et il s’avère qu’ils ont fait le lien avec l’embarcation dans laquelle Jumaa a essayé de monter. Ils ont alors inclus l’homicide involontaire de Jumaa dans les charges contre les personnes sur lesquelles l’enquête avait lieu. La famille de Jumaa qui avait déposé plainte, a directement été ajoutée en partie civile de l’enquête en cours sur le réseau de passage. Et ça n’a pas été plus loin.
À ce moment-là, nous avons décidé de déposer plainte. On n’accepte pas que l’enquête se contente de chercher les organisateurs du départ, alors que clairement ce ne sont pas les seuls responsables. On sait que les policiers étaient sur place, que leur intervention a poussé Jumaa à sauter dans l’eau alors qu’il ne savait pas nager, que ça a créé le chaos. On sait aussi qu’ils ne sont pas intervenus pour le secourir, et qu’ils ne nous ont pas écoutés quand on a donné l’alerte
Il y a une corrélation entre les interventions policières sur les plages ou au niveau des embarquements et ces incidents mortels.
Vendredi 4 juillet, la BBC a publié des vidéos montrant des policiers en train de lacérer au couteau des bateaux pneumatiques. Voyez-vous une gradation de la répression à la frontière ?
Oui, clairement. Et on le voit depuis 2023 à peu près. Avant, les naufrages avaient lieu en mer. Les incidents mortels qu’on voit désormais se passent près des côtes, c’est-à-dire juste après les départs. En deux ans, au moins 65 personnes ont perdu la vie à moins de 300 mètres du rivage, contre 5 sur les années précédentes. Pour nous, il y a vraiment une corrélation entre les interventions policières sur les plages ou au niveau des embarquements et ces incidents mortels.
Les gens montent dans des conditions terribles avec la peur que la police arrive, le bateau n’est pas toujours bien gonflé, les personnes se retrouvent les unes sur les autres. En mars, nous avons fait un signalement au procureur concernant une situation similaire qui a eu lieu en novembre. Les gendarmes sont intervenus alors que l’embarcation était en mer. L’embarcation a été ramenée près des côtes par les vagues et le courant. Ils ont crevé le bateau et toutes les personnes sont tombées à l’eau. Une jeune femme a alors été récupérée inconsciente, et est restée de longues semaines à l’hôpital. Elle aura des séquelles à vie.
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