« Sans l’hôpital psychiatrique de Blida, Fanon n’aurait pas existé tel qu’on le connaît »
Avec Frantz Fanon, son premier long métrage de fiction, Abdenour Zahzah éclaire une période clé de l’auteur des Damnés de la terre.

© Shellac Distribution
Dans le même dossier…
Fanon l’Algérien Fanon, Lumumba et le néocolonialisme « Fanon nous engage à l’action » Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonialD’Alger, où il réside, Abdenour Zahzah nous raconte comment il en est venu à se passionner pour Frantz Fanon, et pourquoi il a situé sa fiction entre 1953 et 1956, époque où le jeune psychiatre exerce à l’hôpital de Blida-Joinville.
Frantz Fanon, Abdenour Zahzah, 1 h 31. En salle le 23 juillet.
Comment êtes-vous venu à vous intéresser de près à Frantz Fanon au point de réaliser deux films à son sujet ?
Abdenour Zahzah : Quand j’étais étudiant, je voulais faire du cinéma. En lisant des biographies de cinéastes, j’ai constaté qu’ils ont appris à réaliser en regardant des films. Donc j’ai choisi de travailler à la cinémathèque d’Alger – avec un salaire qui était plus que minime ! Mais c’était un bonheur pour moi parce que j’ai pu voir quantité de films et de surcroît sur grand écran. Je me suis autoformé ainsi. Et puis un jour – cela se passe dans les années 1990 – nous avons reçu une VHS d’un film sur Frantz Fanon réalisé par un Anglais, Isaac Julien, qui s’intitule Frantz Fanon, Black Skin, White Mask. Un film très intelligent, mais d’où l’Algérie est quasiment absente. Je me suis tout de même dit que l’hôpital psychiatrique de Blida, où Fanon a exercé comme médecin-chef – et qui porte aujourd’hui son nom – pourrait être intéressé par ce film.
Je m’y suis rendu et j’ai rencontré un personnage dont le nom est connu en Algérie, le psychiatre Bachir Ridouh. Il m’a dit : vous tombez bien, je viens de sauver les archives de l’hôpital de la destruction. Mais il m’a demandé un délai de 3 mois. Passé ce délai, il m’a rappelé. J’y retourne et le retrouve entouré d’une vingtaine d’infirmières et d’infirmiers ayant travaillé avec Fanon. Ils étaient assis autour d’une grande table où se trouvaient toutes les archives de l’hôpital. Je lui ai demandé l’autorisation d’utiliser une caméra. Il m’a dit oui à condition de faire le film tous ensemble. J’ai réalisé le documentaire Frantz Fanon : mémoire d’asile sur trois ans et demi car je n’avais pas de moyens pour le faire.
Par ailleurs, dans la cave de la cinémathèque, j’ai découvert une bobine de 10 minutes, sur laquelle était inscrit « la mort du Dr Fanon ». C’était des images du rapatriement de la dépouille mortelle de Fanon des États-Unis jusqu’en Tunisie. C’était absolument inconnu alors. Ensuite, j’ai rencontré des cinéastes qui avaient connu Fanon : Jacques Charbi, Pierre Clément… Ainsi, au fur et à mesure, l’histoire de Fanon m’est devenue très familière. À tel point que son fils, Olivier Fanon, me demande parfois des renseignements sur l’histoire de son père… En revanche, pour me lancer dans la fiction, il a fallu que je fasse un tri drastique parmi toutes les informations que j’avais accumulées. Cela m’a demandé des années pour mettre au point un scénario.
Pourquoi avoir centré votre film à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville ?
Avant son arrivée en Algérie, Fanon a participé à la Seconde guerre mondiale, a souffert du racisme, c’est un écorché vif. Mais cette période à l’hôpital de Blida-Joinville va le métamorphoser. Il n’aurait pas existé tel qu’on le connaît aujourd’hui sans Blida, où il était encore très jeune : entre 1953 et 1956, il a de 28 à 31 ans. Fanon était passionné de psychiatrie et était heureux de l’exercer à Blida en tant que chef de service. Il tombe dans ce bastion de l’école d’Alger de psychiatrie aux théories racistes.
Cet hôpital est très beau, construit comme un parc, où on voyait rarement les malades. Parce qu’ils étaient dans leur pavillon, enfermés. L’enchaînement et les cellules résumaient les « soins » alors Fanon arrive avec ses idées novatrices, transmises par François Tosquelles, qui sont celles de la psychothérapie institutionnelle mises au point à l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère. Fanon y a fait une formation de quinze mois en 1952.
S’il prend rapidement conscience que c’est l’hôpital qu’il faut soigner, il découvre, pendant ses trois années d’exercice, que tout le pays est malade et, finalement, qu’il ne sert à rien d’exercer la psychiatrie dans un pays colonisé. Il considère en effet la colonisation comme un milieu « anxiogène et maudit », pour reprendre ses mots.
Je me suis attaché à reproduire la réalité telle qu’elle était inscrite dans les archives.
Pourquoi ne pas montrer plus avant – sinon via une rencontre furtive avec un responsable FLN – comment il s’engage en faveur de l’indépendance ?
Parce que cela se passait clandestinement, à l’abri des regards. Or, j’ai voulu filmer ce qui était documenté dans la réalité. La création de l’hôpital de jour, dont il est question dans le film, est aussi un signe de cet engagement. Jusque-là, c’était le préfet qui admettait les malades et signait leur sortie. Les psychiatres étaient comme des fonctionnaires de la préfecture. Fanon a contourné cette difficulté en créant l’hôpital de jour où les médecins chefs étaient décisionnaires quant aux admissions et aux sorties. Grâce à cette astuce administrative, il a pu héberger et soigner des combattants de la cause algérienne.
Qu’est-ce que cela signifie esthétiquement de filmer uniquement ce qui est documenté ?
Je me suis attaché à reproduire la réalité telle qu’elle était inscrite dans les archives. Les dialogues, par exemple, sont pour la plupart extraits des éditos que Fanon écrivait dans le journal de l’hôpital. Je n’ai pas voulu utiliser les « tricheries » du cinéma : ni flash-back, ni couleur, ni Cinémascope, ni spectacle.
J’ai aussi voulu tourner à l’hôpital de Blida, ce qui n’était pas évident parce qu’il est toujours en exercice ; mais heureusement, le ministère de la santé l’a autorisé. D’abord parce que je n’avais pas les moyens de construire des décors, et que je me voyais mal tourner dans un hôpital d’Alger ou d’Oran. Je n’imaginais pas Fanon ailleurs que dans l’hôpital où il a exercé. Cela vient peut-être du fait que j’ai appris son histoire dans ce lieu même.
Il y a quelque chose de l’esthétique de Robert Bresson dans votre film, notamment dans le jeu d’Alexandre Desane qui interprète Fanon tout en retenue. Qu’en pensez-vous ?
Il se trouve que j’adore le cinéma de Robert Bresson. Depuis le début du projet, j’ai dit que je voulais faire de Frantz Fanon un film dans le droit fil d’Un condamné à mort s’est échappé. Par ailleurs, inventer des choses, en particulier Fanon dans l’intimité, me semblait hors de propos, d’autant que dans la réalité, il avait beaucoup de relations professionnelles mais n’avait pas beaucoup d’amis passant du temps chez lui. J’ai choisi de filmer Fanon au travail. On peut dire d’ailleurs que c’est un film sur le travail de la psychiatrie. Je filme les journées à l’hôpital avec Fanon, ses collègues psychiatres et leurs patient·es.
Je n’imaginais pas Fanon ailleurs que dans l’hôpital où il a exercé.
Quelles sont ces images d’archives que vous avez placées à la fin de votre film ?
J’ai découvert ces images magnifiques grâce au Covid, si je puis dire. Beaucoup de cinémathèques ont alors ouvert leurs fonds, les ont rendus accessibles. Ces images étaient conservées à la cinémathèque de Bretagne. Elles ont été réalisées par Georges Daumezon, qui était un psychiatre, cinéaste amateur, un peu plus âgé que Fanon. Ce sont des images datées de 1954. Ces images m’ont aidé pour trouver la forme du mien.
Pour aller plus loin…

Fanon l’Algérien

« Jeunesse (retour au pays) », une parenthèse non enchantée

« Kouté vwa », vivre sans oublier
