Mort du streamer Jean Pormanove : les conséquences du « validisme monétisé »

Raphaël Graven, alias « Jean Pormanove », est décédé dans la nuit du 17 au 18 août 2025, lors d’une émission en direct sur la plateforme Kick, après des années de sévices de la part des co-animateurs de la chaîne. Plusieurs collectifs dénoncent la diffusion d’un contenu violent, validiste et dangereux.

Thomas Lefèvre  • 21 août 2025 abonné·es
Mort du streamer Jean Pormanove : les conséquences du « validisme monétisé »
Le streameur Jean Pormanove était victime d'humiliations lors des lives sur la plateforme Kick
© Montage Politis

Un drame en direct. Dans la nuit du 17 au 18 août 2025, le streamer « Jean Pormanove », ou « JP », est mort alors qu’il diffusait du contenu sur la plateforme Kick, concurrente de Twitch. Raphaël Graven, de son nom de naissance, apparaissait notamment sur la chaîne francophone Le Lokal TV, où il subissait un grand nombre d’humiliations et de violences, physiques et verbales, de la part des influenceurs Owen Cenazandotti, alias « Naruto » et Safine Hamadi dit « Safine ». Tout ceci en direct, devant des milliers de spectateur·ices.

Plusieurs associations et collectifs ont dénoncé l’extrême violence des contenus diffusés à des fins lucratives et la situation d’emprise dans laquelle étaient Raphaël Graven et « Coudoux », un homme handicapé qui subissait également des moqueries et des violences. Nous avons interrogé Laure Salmona, cofondatrice et directrice de Féministes contre le cyberharcèlement, et Johanna-Soraya Benamrouche, cofondatrice de Féministes contre le cyberharcèlement et du collectif antivalidiste Corps Dissidents

À la suite de la mort de Raphaël Graven, vous avez dénoncé le validisme à l’œuvre sur la chaîne Kick. Pourquoi ?

Dans une publication sur notre compte Instagram, nous avons parlé de « validisme monétisé » puisque les lives de la chaîne Kick Jean Pormanove, grosse manne d’argent pour Owen Cenazandotti, Safine Hamadi et Kick reposaient sur de nombreuses atteintes à la dignité, agrémentées d’insultes et de concepts validistes comme des « batailles de Cotoreps » ou l’émission « Questions pour un golmon », visant à permettre au public de se moquer des candidat·es handicapé·es selon des stéréotypes très répandus. 

Les personnes handicapées sont victimes de cyberviolences multiples et massives : moqueries, injures, menaces, surveillance, harcèlement sexuel et moral, fétichisation, prédation. On le voit ici avec Raphaël Graven, poussé dans un état physique extrême à plusieurs reprises sans que cela n’entraîne de l’aide ou l’arrêt des sévices. Ses pathologies chroniques étaient pourtant connues et comprises des agresseurs. Ils ne les prenaient pas au sérieux, s’en moquaient.

Le public, complice, les encourage et paye pour les voir torturer des personnes vulnérables en direct.


Il n’y avait aucune place pour l’humanisation de son être. Il était dépendant des animateurs de la chaîne, alors dépossédé de sa capacité d’agir, mis en scène et raconté par des hommes valides et admirés qui profitaient de violences à son encontre.

Sur Kick, Owen Cenazandotti et Safine Hamadi sont aux manettes d’une chaîne qui cumule plus de 180 000 abonné·es et « géraient » les revenus de leurs victimes. Le public, complice, les encourage et paye pour les voir torturer des personnes vulnérables en direct. 

Pourquoi pensez-vous que le public est « complice » ? 

Ce type de live n’a rien d’un « divertissement », il s’agit de la mise en spectacle d’un processus de déshumanisation : des actes de harcèlement moral, de violences et de torture sont commis en direct, devant un public qui ne peut ignorer ce qu’il est en train de regarder. Ces pratiques génèrent de l’audience et sont carrément encouragées par des dons.

Par ailleurs, on pourrait tout à fait convoquer ici la législation relative à la non-assistance à personne en danger, soit le fait de s’abstenir volontairement de porter secours à une personne en péril, ce qui est passible de cinq ans d’emprisonnement. 

Nous nous inquiétons de voir que ce type de contenus violents et déshumanisants sont banalisés, au point de ne pas faire l’objet d’une modération par les plateformes, ni de signalements massifs de la part des internautes. 

Vous parlez aussi de phénomène d’emprise pour des raisons de dépendance financière et administrative. Pourquoi ? 

On retrouve le phénomène d’emprise dans de nombreuses violences qui s’inscrivent dans la durée, c’est un processus insidieux par lequel des agresseurs parviennent à priver les victimes de leur liberté psychique et de leur capacité à prendre des décisions par elles-même. 

Cette stratégie repose sur divers ressorts : l’isolement de la victime, sa dévalorisation constante, l’alternance entre bienveillance feinte et violences, souvent avec un retournement pervers par lequel l’auteur des violences se dépeint en victime, et la mise en place d’un contrôle coercitif avec de la surveillance, de la culpabilisation, ou le contrôle des ressources financière par exemple.

Dans le cas de Raphaël Graven et de Coudoux, on voit bien, lorsque l’on regarde des extraits de stream, qu’il y avait une forte dépendance – financière pour Raphaël Graven, il déclarait qu’il arrêterait tout ça s’il n’avait pas besoin d’argent, et liée au handicap psychique pour Coudoux. Il y aussi eu une dévalorisation constante liée à des discours de haine validistes. Côté manipulation, Owen Cenazandotti et Safine Hamadi se présentent comme étant bienveillants à l’égard de leurs victimes, mais aussi comme étant eux-mêmes des victimes de censure ou de cyberharcèlement.

Coudoux, au départ spectateur de l’émission et sous le statut de curatelle, ne reçoit pas d’argent. Il subit un statut qui le prive de toute indépendance administrative, légale. Les streamers l’ont bien compris et sont allés trouver des personnes vulnérabilisées par la précarité, les violences institutionnelles et validistes pour produire leur émission. Ils profitent des stigmates qui reposent sur eux, de leur condition et de leur isolement pour les piéger et les manipuler.  

Aujourd’hui dans la presse, la défense déclare : « toutes les personnes de l’émission étaient consentantes ». Nous répondons : il n’y a pas de consentement possible dans une situation d’emprise. 

Sur le même sujet : Elisa Rojas : « Notre mort est toujours considérée comme libératrice par cette société »

Quel est selon vous la part de responsabilité d’une plateforme comme Kick ? 

Elle est énorme. D’abord parce que ces agissements, pouvant s’apparenter à des actes de torture, leur ont été signalés par Mediapart dès 2024 et que la plateforme n’a rien fait pour les faire cesser. Par ailleurs, on voit bien que Kick est conçue pour monétiser et maximiser la visibilité de ce type de contenus extrêmes, violents, et déshumanisants, car ils génèrent toujours plus d’engagement et d’audience, et donc davantage de revenus pour les plateformes. 

Les contenus déshumanisants et violents sont un pilier du business model de ces plateformes.

Depuis de nombreuses années, les plateformes laissent faire, et même encouragent, ces agissements. Il faut qu’il y ait un drame médiatisé pour qu’elles décident, enfin, d’améliorer un peu leurs politiques de modération afin de ne pas perdre des annonceurs, de l’audience ou pour éviter des poursuites judiciaires. Ce qu’il faut comprendre c’est que ces contenus déshumanisants et violents, loin d’être marginaux, sont un pilier du business model de ces plateformes. L’économie de l’attention fonctionne ainsi : elle récompense les violences, les discours de haine et les atteintes à la dignité, en leur donnant toujours plus de visibilité et d’audience. 

Selon vous, les pouvoirs publics ont-ils une part de responsabilité ?

On sait que Médiapart avait prévenu dès 2024 la ministre déléguée du numérique, Clara Chappaz, à propos des violences commises sur cette chaîne sans que la ministre ne daigne répondre à la rédaction et sans aucune prise de parole publique à ce sujet. Cela illustre bien l’inaction complice des pouvoirs publics en matière de cyberviolences et de violences filmées. 

Par ailleurs, une enquête préliminaire avait été ouverte par le parquet de Nice dès 2024, ce qui n’a pas empêché les violences de continuer. Tandis que l’Arcom, qui est l’autorité de régulation de la communication numérique, avait été saisie par la LDH (Ligue des droits de l’Homme) en février dernier, sans donner aucune réponse à la saisine. À ce stade ce n’est plus de l’inaction, c’est du laisser-faire. Pourtant les preuves tangibles des violences existent, puisqu’elles sont filmées et diffusées en direct.

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