À Taïwan,les femmes écrivent l’histoire

Un mouvement politique taïwanais a appelé à destituer des élus considérés comme trop proches de la Chine. Une mobilisation majoritairement féminine, avec des volontaires s’engageant parfois politiquement pour la première fois.

Aurélie Loek  • 3 septembre 2025 abonné·es
À Taïwan,les femmes écrivent l’histoire
Des manifestantes appelant à la destitution de députés du Kuomintang, pro-Chine, à Taipei, le 19 juillet 2025.
© Aurélie Loek

À Taipei, capitale de Taïwan, le rassemblement commence dans une ambiance électrique, en ce début de soirée estivale. Du monde afflue près du Yuan législatif, le Parlement de l’État insulaire. Des bénévoles distribuent fanions, drapeaux et casquettes. Les manifestants tentent de se trouver une place parmi les tabourets disposés devant une scène qui domine la foule. Une chanson d’un groupe taïwanais pro-indépendance est jouée en live. Le refrain en mandarin est répété avec ferveur par les spectateurs de tous âges, qui agitent leurs pancartes au rythme des paroles.

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Les musiciens assurent le show avant l’arrivée des principaux porte-parole du « 大罷免 », ou « Great Recall », ce mouvement qui a rythmé la vie politique de Taïwan jusqu’à cette fin août. « Face à la Chine, nous devons protéger notre pays, notre démocratie et notre liberté », lance Angela, entre deux slogans, pour expliquer sa présence à l’événement. Comme cette quadragénaire, des milliers de Taïwanais se sont mobilisés ces derniers mois pour destituer des élus considérés comme trop proches de la Chine.

Ce mouvement, inédit dans l’histoire de Taïwan, dont Pékin revendique le contrôle, a d’autant plus surpris que, parmi les volontaires, une majorité de femmes s’est manifestée. « Dans notre groupe de 135 personnes, 90 % sont des femmes », souligne Liolio, qui a rejoint le mouvement en tant que bénévole. Depuis janvier, elle s’empresse, à peine son travail terminé, de retrouver son groupe de mobilisation de Da’an, un quartier au sud de Taipei.

Qu’il pleuve, qu’il vente ou que la chaleur soit assommante, cette Taïwanaise de 35 ans est dans la rue, pour interpeller les passants et les convaincre de l’urgence de la situation. « Les députés sont allés trop loin, il fallait que je fasse quelque chose », justifie d’un ton énergique cette femme, qui a souhaité, comme toutes les personnes interrogées, ne donner que son surnom.

Face à la Chine, nous devons protéger notre pays, notre démocratie et notre liberté.

Angela

Une implication totale

À l’origine de ce mouvement, la crise politique qui a suivi les dernières élections présidentielle et législatives, en janvier 2024. Lai Ching-te, du Parti démocratique et progressif (PDP), est alors élu président. Face à la Chine, son parti souhaite protéger, si ce n’est une indépendance, une autonomie acquise de facto par Taïwan.

Mais c’est l’autre grand parti taïwanais, le Kuomintang (KMT), qui remporte le plus grand nombre de sièges au sein de la chambre unique. Ce parti est attaché à la République de Chine, nom officiel de Taïwan. Contrairement au PDP, il revendique une ligne nationaliste conciliante avec Pékin, maintenant des liens avec la Chine continentale.

En formant une alliance avec des élus d’un nouveau parti, le KMT prend le contrôle du pouvoir législatif. Or, dès le début de leur mandat, ces députés font passer une série de lois controversées qui inquiètent une partie de l’opinion. Tandis qu’une situation chaotique se pérennise au Yuan législatif, la société civile décide de se mobiliser. Dans de nombreuses circonscriptions détenues par des députés du KMT, des citoyens lancent des campagnes de destitution.

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À Taïwan, contrairement à de nombreuses démocraties, dont la France, la Constitution rend effectivement possible la révocation d’élus. Cette procédure peut être activée au bout de la première année de mandat de représentants, sans qu’une raison spécifique ne soit nécessaire. Simplifié en 2016, le dispositif exige le recueil de signatures d’au moins 1 %, puis d’au moins 10 % des inscrits de la circonscription. Une fois ces deux étapes validées dans un temps imparti, un vote est ouvert pour savoir si la majorité des électeurs de la circonscription, représentant plus de 25 % des votants, sont en faveur de la révocation de l’élu.

En tant que citoyenne taïwanaise, je devais prendre position. C’est comme si notre démocratie était attaquée.

Molly

Le succès de cette initiative a surpris : 31 élus du KMT ont été visés à peu près en même temps par une campagne de destitution dans leurs circonscriptions respectives, sur les 52 sièges détenus par le parti au Parlement. Parallèlement, le KMT a dénoncé une manœuvre politique venant, selon lui, du parti présidentiel. Il a lui-même lancé une campagne pour destituer des élus du PDP. Aucune action n’est parvenue à atteindre l’étape permettant d’organiser un vote de destitution.

« En tant que citoyenne taïwanaise, je devais prendre position. C’est comme si notre démocratie était attaquée », décrit Molly. Comme Liolio, la jeune femme a la trentaine. Cheveux coupés au carré, toujours très bien apprêtée, malgré un béret et un masque qu’elle porte en public pour protéger son anonymat, elle est rapidement devenue une des figures du mouvement, qu’elle a rejoint dans ses tout premiers moments. Comme de nombreux organisateurs au cœur de la campagne de révocation, elle s’étonne d’une prédominance féminine parmi les volontaires.

Pourtant, l’engagement des femmes en politique n’est pas nouveau à Taïwan. Au sein du Yuan législatif, la parité est presque atteinte (47 députées sur les 113 de l’assemblée). En 2016, la première femme présidente, Tsai Ing-wen, a été élue. En 2014, une précédente mobilisation citoyenne, appelée mouvement des tournesols, avait également vu la participation de nombreuses Taïwanaises. Molly, comme Liolio, se disent héritières de ce moment. « À l’époque, je n’ai fait que manifester.

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Aujourd’hui, mon implication est totale », précise Molly. De même pour Liolio, qui, en plus d’être bénévole, forme les nouveaux volontaires. « Dans le cadre de cette campagne, de nombreuses femmes jouent un rôle de premier plan », note le sociologue Ming-sho Ho, professeur à l’Université nationale de Taïwan. Un changement par rapport au mouvement des tournesols qui serait le résultat d’une évolution plus paritaire de la société et d’une recherche de nouveaux visages en politique.

La mobilisation a ouvert un espace

Parmi les bénévoles, certaines se sont engagées pour la première fois. C’est le cas de Peiyging, femme au foyer de 52 ans. « Je suis impliquée parce que je suis mère de trois enfants. On doit se mobiliser parce que c’est notre devoir, parce que c’est le pays que nous devons protéger. Nous sommes dans une situation très dangereuse actuellement », explique la quinquagénaire.

« Les députés sont en train d’affaiblir la défense nationale. Je ne peux laisser faire », souligne-t-elle avec force, malgré sa frêle silhouette. À la fin de ­l’année 2024, l’alliance menée par le Kuomintang a décidé de coupes dans le budget de la Défense présenté par le gouvernement. Celui-ci visait à moderniser l’armée face à la multiplication des exercices de l’armée chinoise autour de l’archipel taïwanais.

Le profil de Peiyging est loin d’être unique. « Les femmes en général ont une conscience plus aiguë des menaces, car elles doivent déjà assurer leur protection quotidienne dans une société patriarcale », analyse Wen Liu, chercheuse associée à l’institut d’ethnologie de l’Académie Sinica. « Beaucoup de ces femmes volontaires ne sont pas jeunes. Ce sont des mères, âgées de 35 à 50 ans », ajoute-t-elle.

Selon la chercheuse, la même raison explique la participation féminine importante au sein des groupes de défense civile qu’elle a observés à Taïwan. Ces groupes locaux sont chargés de former la population à réagir en cas de situation d’urgence, tremblement de terre ou invasion militaire.

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L’inquiétude face à la Chine, palpable parmi les volontaires impliquées dans ce mouvement, n’aura néanmoins pas suffi à convaincre au-delà des groupes mobilisés. Malgré des scores parfois serrés, le 26 juillet dernier, 24 députés du KMT ont été sauvés par leurs soutiens lors du vote visant à valider ou non leur destitution. Le 23 août, c’est le non à la révocation qui l’a également emporté dans les sept circonscriptions restantes.

Savoir que je ne suis pas seule et qu’on me soutient m’a rendue plus forte.

Peiyging

Une vraie déception pour Peiyging. Pourtant, cette citoyenne ne regrette pas son engagement. « C’est une page d’histoire qui s’écrit, nous y travaillons encore », veut-elle croire. Après avoir consacré beaucoup de temps au mouvement ces derniers mois, elle prévoit de passer plus de temps avec sa famille. « Je me sens vraiment chanceuse d’avoir participé à cette mobilisation avec d’autres. Savoir que je ne suis pas seule et qu’on me soutient m’a rendue plus forte », met-elle en avant. Son groupe évoque la possibilité de se transformer en groupe de défense civile.

Liolio, poussée par son implication et son rôle d’organisatrice dans son groupe, envisage, elle, de rejoindre le monde politique. « La campagne nous a permis de créer un espace », espère Molly. Quoi qu’il se passe, toutes assurent qu’elles continueront à agir pour protéger Taïwan.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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