« Les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays »
Corédacteur en chef d’Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée par Pierre Bourdieu en 1975, Julien Duval revient sur le demi-siècle d’une publication aussi atypique que transdisciplinaire et prestigieuse scientifiquement.

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« Une société qui appauvrit ses sciences sociales choisit de ne plus se regarder en face » À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peurFondée en 1975, la revue créée par Pierre Bourdieu, iconoclaste, transdisciplinaire et attachée à s’éloigner de tout académisme, a été depuis sa naissance un objet aussi sérieux qu’original parmi tous les périodiques en sciences sociales à travers le monde.
Parvenue à prolonger son existence après la mort de son prestigieux fondateur, survenue en janvier 2002, ce dont beaucoup doutaient, « Actes » a depuis dû évoluer, contrainte de s’adapter à une économie différente, à des formes d’articles et des modes de diffusion différents (numérique notamment). Mais s’attache à en préserver la liberté de contenu, en dehors des obstacles ou pressions politiques ou institutionnels.
« 50 ans », Actes de la recherche en sciences sociales, n°258-259, sept. 2025, coordonné par Étienne Ollion, Seuil/EHESS, 160 pages (+22 pages d’un « cahier de jeux »), 23 euros
Comment se porte Actes de la recherche en sciences sociales, vingt-trois après le décès de Bourdieu, son « père fondateur » ? Qu’est-ce qui vous fait tenir, vous les « héritiers » de ce projet né il y a donc 50 ans ?
Julien Duval : Je ne sais pas ce qui nous fait tenir. J’ai toujours l’impression qu’on a « le nez dans le guidon », dans le sens où le rythme est assez harassant, puisqu’à peine un numéro bouclé, il faut immédiatement relancer la machine pour le numéro suivant. Mais je pense que c’est sans doute une revue assez unique, qu’il n’y a pas beaucoup d’autres revues de ce type. Certains articles peuvent sans doute n’être publiés que dans cette revue ; c’est une motivation forte pour continuer !
Et puis, même si cela a évolué avec le temps, elle a la particularité de se situer entre une revue académique, ou universitaire, et une revue plus intellectuelle, ou militante, qui touche un public au-delà de l’Université. Même si elle l’a sans doute de moins en moins aujourd’hui, parce que les évolutions sont certainement moins favorables en ce sens.
Néanmoins, elle demeure un lieu de publication assez unique sur ce point. Et c’est une motivation d’essayer de le conserver comme tel, malgré les difficultés – même si l’on sait que la revue n’est plus, ou plutôt ne peut plus être ce qu’elle fut du temps de Bourdieu. À la fois parce qu’il n’est plus là, mais aussi parce que la période est simplement différente. Et qu’il y a bien des choses qui sont beaucoup plus différentes aujourd’hui…
Par exemple ? Pourquoi ?
Déjà, parce que les revues n’ont plus le même statut qu’elles ont pu avoir il y a trente ou quarante ans, ou auparavant encore. Je suis d’une génération (la cinquantaine) où, déjà, la « grande époque » des revues était déjà un peu finie, celle du prestige et de la place qu’avaient des revues comme Esprit ou Les Temps modernes. Même si j’achetais Actes en librairie quand j’étais étudiant, je pense qu’il n’y a plus beaucoup d’étudiants qui vont la chercher aujourd’hui en librairie, à chaque livraison. Et déjà, quand j’étais jeune, c’était déjà de plus en plus rare.
Certains articles peuvent sans doute n’être publiés que dans cette revue.
Aujourd’hui, la diffusion se fait bien plus en format numérique, à travers un portail (www.cairn.info pour ne pas le nommer), où les anciens numéros sont accessibles à tout le monde mais les plus récents le sont surtout à un public universitaire. Même si nous n’avons pas de données sur le type de publics qui composent le lectorat, ce sont principalement des gens qui ont accès à la revue via un abonnement de leurs facultés ou leurs bibliothèques, ce qui signifient qu’il s’agit principalement de chercheurs, d’enseignants ou d’étudiants…
Ce qui change sans doute par rapport avec le projet initial, voulu par Bourdieu, de faire une revue transdisciplinaire, tournée vers l’international et ne s’adressant plus principalement à des chercheurs. En quoi, à sa création en 1975, Actes rompait-elle fondamentalement avec des revues comme L’Année sociologique, ou la Revue française de sociologie par exemple ?
Je dois d’abord préciser, sinon souligner, par rapport aux revues que vous venez de citer, que nous ne sommes pas une revue de sociologie : Actes est une revue de sciences sociales. Cela signifie qu’il y a bien de la sociologie, mais il y a eu aussi de l’anthropologie, de l’histoire – il y en a eu beaucoup dans Actes –, de la linguistique, de la science politique, plus marginalement de l’économie, de la philosophie…
Il est important de le rappeler car, à l’Université, la force des disciplines est importante. Et l’on doit continuer à lutter contre cette tendance, souvent forte, à se refermer spontanément ou à se limiter sur une seule discipline, supposée la seule dont traiterait la publication.
Car les revues, historiquement, sont toujours très disciplinaires. Or, à Actes, dès sa création, chaque livraison porte (presque) toujours sur un thème, avec un article d’un ou d’une sociologue, d’un ou d’une historienne, etc. Et cela donne tout de suite une vision des choses très différente.
Comme la revue s’appelle Actes de la recherche en sciences sociales, comment appréciez-vous l’état de ces sciences aujourd’hui ? Sont-elles de plus en plus en attaquées ? Et qu’en est-il de la liberté académique pour les chercheurs ?
Je ne ferai pas une réponse trop unilatérale car le tableau n’est pas tout noir. Du moins pour l’instant. D’un côté, les sciences sociales se sont installées dans le paysage intellectuel et académique. lI existe maintenant des formations à part entière (avec une agrégation, des masters, etc.), ce qui n’existait pas complètement quand la revue est née par exemple ou même il y a encore une trentaine d’années. De l’autre, on voit de plus en plus des attaques politiques prononcées contre les sciences sociales. Notamment il y a deux ou trois ans, quand la ministre Dominique Vidal s’est mise à vouloir « enquêter » contre le « wokisme » ou « l’islamo-gauchisme ».
Au Brésil, quand Bolsonaro a pris le pouvoir, les sciences sociales ont été très vivement attaquées, avec des charges encore une fois contre les « wokes ». Et aux États-Unis bien sûr, on sait comment Trump a dans son viseur certaines universités, et notamment les départements de sciences sociales. Mais en France aussi, quand Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a voulu couper les subventions régionales à Sciences Po Grenoble ou à l’université Lyon-2 avec les mêmes accusations.
Donc, oui, les sciences sociales sont dans le viseur de la droite et l’extrême droite dans beaucoup de pays. On avait d’ailleurs fait un numéro (1) sur l’état des sciences sociales dans le monde, avec des contributions internationales qui détaillaient ce type d’attaques, notamment en Russie mais aussi au Danemark.
« Qui a peur des sciences sociales ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n°243-244, Seuil/EHESS, sept. 2022.
Car l’évolution politique de nombreux pays n’est pas très en faveur des sciences sociales. Mais c’est un peu un paradoxe puisqu’en même temps, elles se sont professionnalisées et se sont diffusées – même pour la sociologie de Bourdieu ! On voit aujourd’hui des journalistes qui ont une culture en sciences sociales, même dans des journaux mainstream, ce qui était beaucoup moins le cas auparavant. Donc tout ne pas mal, mais il faut rester très vigilant aujourd’hui.
Ces attaques se ressentent-elles sur la liberté académique des chercheurs, dans leurs choix de sujets ou de méthodes de travail ?
À Actes, nous tenons à la liberté de recherche. C’est très important et Bourdieu veillait toujours scrupuleusement à celle-ci. Et c’est une revue de chercheurs, ce à quoi on est très attachés : ce n’est pas une revue d’institution, ni une revue d’association professionnelle. Elle a été fondée par des chercheurs et Bourdieu était très soucieux de cela. Il employait le mot d’autonomie, plus que liberté, mais il tenait à avoir le contrôle de ce qui y était publié, et d’avoir les liens minimaux avec un éditeur, avec des institutions, universitaires ou autres. Il veillait à la liberté de recherche, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’objets de recherche interdits.
L’évolution politique de nombreux pays n’est pas très en faveur des sciences sociales.
Seule la loi de la recherche commande et on ne se laisse pas arrêter par des obstacles politiques ou institutionnels, par des questions de bienséance… Donc je répondrais que la revue est liée à une défense, à une mise en pratique de ce qu’on appelle aujourd’hui les libertés académiques. Je dis cela car je crois que l’expression est assez récente – voire qu’elle pourrait être quelque part un oxymore ! Car je crois que la revue affirme aussi une vraie liberté par rapport à l’académie, aux attentes, manières ou aux habitudes académiques.
Pour choisir et traiter les objets de recherche, tous décidés par les chercheurs. C’est pour cela que j’ai un peu de mal à reprendre cette expression de liberté académique. Enfin, pour répondre plus largement à votre question, je crois qu’en France (à la différence d’autres pays où il y a de très grosses contraintes), il y a, en tout cas jusqu’à présent, une liberté qui demeure, en dehors de toutes les pressions liées notamment à l’évaluation aujourd’hui, une liberté due à la tradition des sciences sociales qui existe en France, qui nous protège beaucoup finalement. Jusqu’à présent. Même s’il faut rester vigilant.
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