Du gaz dans les bulles : l’édition BD alternative en péril
Trente-cinq ans après leur émergence, les maisons d’édition indépendantes de bande dessinée traversent une grave crise économique au sein d’un marché en surproduction, frappé par une baisse généralisée du temps de lecture. À l’occasion du festival parisien Formula Bula, Politis donne la parole aux « indés » de la BD.
dans l’hebdo N° 1880 Acheter ce numéro

© DR
« On ne vous apprend rien, le secteur du livre connaît depuis des mois un passage difficile… » Après Ici Même, The Hoochie Coochie et Les Requins Marteaux, c’est au tour des éditions Çà et là de lancer un appel à soutien après de mauvaises ventes en 2024. Venant d’une maison d’édition reconnue qui fête ses 20 ans et qui a remporté deux Fauve d’or au Festival d’Angoulême en 2022 et 2023, le message de détresse en dit long sur l’état de la bande dessinée indépendante.
Au début des années 1990, les premiers « indés » comme L’Association, Les Requins Marteaux et Cornélius ont commencé en autodidactes avec les moyens du bord. Leurs nouveaux formats et auteurs se sont peu à peu imposés en librairie, révolutionnant un secteur littéraire longtemps réduit à un divertissement pour enfants.
Des dizaines de structures éditoriales leur ont emboîté le pas en s’appuyant sur un public et des canaux de diffusion pérennisés au cours des années 2000. Certains événements réputés, comme le festival parisien Formula Bula, qui se tient cette année du 26 au 28 septembre, célèbrent exclusivement l’édition alternative. Mais, d’après les éditeurs interrogés, ces acquis sont aujourd’hui menacés.
« On traverse une phase post-révolutionnaire », résume Gautier Ducatez, cofondateur en 2002 des éditions The Hoochie Coochie. Il a commencé la journée avec « une crise d’angoisse qui [l]’a réveillé à 6 h 30, complètement tétanisé ». S’il tire une rémunération à temps partiel de son activité éditoriale depuis 2010, cela fait plusieurs mois qu’il ne peut pas se payer. Avec certaines parutions qui « ne parviennent pas à dépasser les 200 exemplaires vendus », la structure ne dispose d’aucune trésorerie.
Depuis un an, on s’est retrouvés dans l’impossibilité d’imprimer de nouveaux livres.
E. Bourgain
« Depuis un an, on s’est retrouvés dans l’impossibilité d’imprimer de nouveaux livres », constate avec amertume Elsa Bourgain, des éditions Les Requins Marteaux, dont les dernières publications ont accusé une baisse de 30 à 40 % de présence en librairie. « En trente ans, on a parfois touché le fond, mais jamais à ce point », déplore l’éditrice. En baisse d’activité, la maison a déménagé dans des locaux plus petits en passant de quatre à deux salariés équivalents temps plein, afin de pouvoir reprendre en 2026 un rythme de trois à quatre livres publiés par an, contre une dizaine auparavant.
« Une énorme broyeuse humaine »
Un chiffre de production que ne dépassent guère les autres maisons d’édition alternatives, de taille variable. À une telle échelle, elles demeurent donc fragiles au cœur d’une chaîne du livre que Gautier Ducatez décrit comme « une énorme broyeuse humaine ». Il dénonce « l’invisibilisation » en librairie des titres à petits tirages, victimes du phénomène de surproduction.
Le fondateur des éditions Cornélius, Jean-Louis Gauthey, parle quant à lui de « surabondance ». « Beaucoup de lecteurs vivent une agression visuelle en entrant dans une librairie, à cause du grand nombre de nouveautés qui s’empilent sur les tables. Trop de propositions tuent leur curiosité », estime-t-il. En trente ans, le nombre de nouveautés en bande dessinée est en effet passé de 500 à plus de 5 000 titres par an (1).
Et si le secteur a vécu une période de croissance après la crise du covid, les ventes globales ont baissé de 11 % en 2023 et de 9 % en 2024 selon l’institut GFK, qui a communiqué ces chiffres en marge du Festival d’Angoulême 2025. Un recul dont souffrent d’abord les petites structures, tandis que les groupes comme Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard) ou Delcourt, récemment racheté par Éditis, résistent mieux à cette inversion de la courbe.
Entre les alternatifs et les gros éditeurs, la coexistence n’est pas tout à fait pacifique. Plusieurs éditeurs se plaignent depuis une vingtaine d’années d’un phénomène de récupération, par l’industrie, des auteurs et formats qu’ils éditent, notamment à travers le nouveau standard du roman graphique. Matthias Rozes, des éditions belges L’employé du moi, affirme que les structures alternatives se distinguent « en adaptant le format de leurs livres aux auteurs, plutôt que l’inverse ».
Un éditeur d’une grosse maison belge m’a lancé sur le ton de la plaisanterie que les alternatifs constituent son département recherche et développement.
M. Rozes
Il s’agace du fait que « les auteurs qui vendent bien avec nous se font systématiquement convoiter par les gros éditeurs pour leurs livres suivants ». Et ajoute une anecdote significative : « À une rencontre publique, un éditeur d’une grosse maison belge m’a lancé sur le ton de la plaisanterie que les alternatifs constituent son département recherche et développement. J’ai ri jaune. »
« Trois expériences de mort imminente »
Comme les autres professionnels interrogés, Serge Ewenczyk reconnaît que sa structure, les éditions Çà et là, « a déjà vécu trois expériences de mort imminente » dont elle est parvenue à se relever. Les alternatifs ont, selon lui, « pris le pli d’une précarité permanente », qui a déjà eu raison de certains, tel Ego comme X, qui a fermé en 2017. Mais il perçoit cette fois-ci une crise générale, en avançant que « le prix des livres devient rédhibitoire pour certaines catégories de population ».
Chaque éditeur décrit les mêmes symptômes. D’une part, la baisse du pouvoir d’achat pousse les lecteurs à se rabattre sur ce qu’ils connaissent déjà et sur les best-sellers. D’autre part, le temps consacré à la lecture baisse au profit du smartphone ou des séries en streaming, comme le confirme une étude récente du Centre national du livre (CNL) (2).
« Les Français et la lecture en 2025 », Centre national du livre.
Côtés libraires, nombre de ceux qui soutenaient la production alternative prennent leur retraite ou ferment leur établissement. Enfin, de bons échos dans la presse ne garantissent plus le succès d’un livre, tandis que la communication sur les réseaux sociaux devient le nerf de la guerre. Gautier Ducatez peste à ce titre contre « une logique ultralibérale qui pousse vers les contenus instagramables ». Ce dernier voit dans le retour à « davantage de contact humain, de rencontres à une échelle locale » un moyen pour l’édition alternative d’échapper à la course aux likes.
Ça va s’arrêter doucement, je ne veux pas jouer au casino en m’endettant.
F. Fourreau
L’esprit collectif reste dans l’ADN de beaucoup d’éditeurs indépendants, comme en témoigne la fondation en 2014 du Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA), qui compte 51 membres, ou la récente transformation en coopérative des éditions Çà et là. La structure Flblb est quant à elle devenue une Scop en 2009. Son cofondateur, Grégory Jarry, juge que cette forme « génère plus de solidarité entre nous pour affronter les intempéries ». Il ajoute que la pérennité économique de Flblb repose aussi sur « d’autres activités que l’édition, comme des ateliers pédagogiques ».
Certains travaillent plutôt seuls, comme Bérengère Orieux, qui a fondé les éditions Ici Même. Mais lorsque sa structure a périclité l’année dernière, elle a accepté une offre de rachat des éditions Petit à petit. Satisfaite de « rompre avec l’isolement », elle redémarre ses parutions cette année à un rythme « prudent » de sept titres annuels.
Mais toutes les structures ne trouvent pas les moyens de rebondir. Fondateur des éditions nantaises Patayo, Frédéric Fourreau dresse un bilan morose : « Mes ventes dans les festivals ont été divisées par quatre en un an », et ce malgré une collection de livres de petit format vendus 11 euros. L’éditeur ne compte aucune nouveauté à son planning. « Ça va s’arrêter doucement, je ne veux pas jouer au casino en m’endettant », souffle-t-il.
Mutisme des pouvoirs publics
Le coup de grâce lui a été porté par la région Pays de la Loire, dont la présidente, Christelle Morançais (Horizons), a brutalement coupé les subventions à la culture et aux associations. « On refuse de nous considérer comme des générateurs d’activité économique, alors que je travaille avec des traducteurs, une chargée de fabrication, etc. », lance Frédéric Fourreau.
Regroupant 52 maisons d’édition de la région, le collectif Coll.LIBRIS, qu’il présidait, a vu passer sa subvention régionale annuelle de 30 000 euros à… zéro. Si le CNL et la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) continuent quant à eux de soutenir l’édition alternative, Elsa Bourgain conclut en regrettant « le mutisme des pouvoirs publics, qui ne reconnaissent pas les problèmes majeurs que suscite la chaîne du livre aujourd’hui ».
En définitive, ces difficultés que rencontrent les éditeurs alternatifs remettent en question la liberté de création des auteurs de bande dessinée. Car si beaucoup d’entre eux vivent dans une grande précarité, au moins peuvent-ils encore s’adresser à des éditeurs qui privilégient l’originalité d’une œuvre à sa valorisation marchande. Mais pour combien de temps encore ?
Pour aller plus loin…

« Nancy-Saïgon », la guerre à hauteur d’homme

« Les Projectiles », une course au trésor

« Collision », choc frontal
